Une histoire abracadabrantesque

-nous entendu, le refrain désabusé des esprits chagrins dénonçant à qui mieux mieux les « petites phrases » auxquelles la télévision réduirait, malheur à nous autres, l’expression de la pensée politique ! Jivaroïsation de la réflexion démocratique, caricature de toute démonstration, degré zéro de la pensée… Cette déploration m’a toujours paru malvenue.

D’abord il est naïf de croire que pareil procédé rhétorique daterait du petit écran. Ramasser en une formule le moment d’une réaction forte et mobilisatrice en face d’une situation compliquée, voilà bien qui est de toujours –et qui suppose bien du talent. Jules César : « Alea jacta est » et aussi « Veni, vidi, vici ». François Ier : « Tout est perdu, fors l’honneur ». Henri IV : « Paris vaut bien une messe ». Napoléon : « Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent ». Pour le reste, voyez vos manuels…

On ne sache pas d’ailleurs qu’il y ait rien là qui interdise que le champ ouvert par la surprise d’un choc verbal soit exploré à loisir par l’intelligence des citoyens : soit qu’ils saluent le mérite d’un orateur capable de cette efficacité laconique, soit qu’ils soient informés par la maladresse révélatrice d’une formule échappée aux contraintes de la langue de bois.

Le livre que nous donnent Marie-France Lavarini et Jean-Yves Lhomeau vient à point pour attiser le goût de balayer la susdite morosité. Car en alignant une foule de mots mémorables qui ont scandé l’histoire de notre Cinquième République, ils proposent à nos souvenirs ou à nos curiosités (distinguons selon les générations) un panorama jubilatoire autant qu’instructif.

Comme le cours chronologique est bousculé par l’ordre alphabétique qu’ils ont choisi, on est d’abord assailli par une confusion de toutes les périodes : depuis « Je vous ai compris » (de Gaulle !) jusqu’à « Casse-toi pauvre con » (Sarkozy !), depuis « Liliane, fais les valises, on rentre à Paris » (Marchais !) jusqu’au tout récent « Si on n’a pas une Rolex à cinquante ans… » (Séguéla !) depuis « Y a des cactus ! «  (Pompidou !) jusqu’à « Vous n’avez pas le monopole du cœur » (Giscard d’Estaing !), on circule parmi deux cents propos, formules et exclamations qui offrent la plus plaisante des promenades en zig-zag.

Et  pourtant des lignes de force se dessinent bientôt qui font retrouver au lecteur la satisfaction d’une évolution intelligible : avec ces mutations des rituels républicains, le contraste entre le populaire et le vulgaire, entre le maladroitement guindé et le délibérément naïf, la rhétorique maîtrisée et le relâchement ostensible. Sans compter le changement des cultures partagées qui ne permettent, d’un temps à l’autre, devant les publics successifs, ni les mêmes allusions, ni les mêmes connivences.

Et puis il y a la domination écrasante du général de Gaulle, qui demeure, aux origines de cette histoire, un champion toute catégorie dans l’ordre du cocasse et du goguenard, avec cette façon inimitable qui était la sienne de se saisir d’une situation particulière et de renvoyer d’un seul mot l’adversaire dans sa banalité, dans son embarras ou dans sa perplexité. Le moule est cassé ? Il faut s’y résigner, pour l’heure en tout cas…

Jean-Noël Jeanneney