Un compositeur aux commandes de la radio

Préface

Faut-il vraiment l’en croire ? Henry Barraud n’écrivit-il vraiment ces mémoires profus, au prix d’un si puissant effort, que pour lui-même et pour les siens, comme il nous le répète, chemin faisant, si volontiers ? On gage qu’au terme de tant de pages leur lecteur s’autorisera à en douter : un talent si marqué s’accommoderait-il donc d’un destin confidentiel et voué à la seule obscurité d’un tiroir ou d’une cave? La contention d’esprit, la persévérance qui nous ont donné ce livre seraient-elles donc compatibles avec l’idée que la seule satisfaction de l’auteur puisse se résumer à sa rédaction même ?

J’oserai une hypothèse. Il me semble que l’auteur a éprouvé du plaisir à jouer de la sorte à s’abuser lui-même. Et qu’il a trouvé dans cette posture ambiguë le moyen bienvenu de se donner les mains libres dans son récit, allant son chemin sans se laisser brider par les exigences de la rhétorique, de la chronologie ni même, parfois, de la bienséance. Il s’offre au surplus de la sorte la coquetterie d’une fausse nonchalance, qui n’est pas sans un charme particulier et qui le protège contre l’excès de sérieux. Le tout fort profitable pour la tessiture de l’ouvrage.A chaque mémorialiste son ressort, ses duplicités parfois naïves et les ruses qu’il développe avec lui-même, en attendant qu’elles le soient avec les lecteurs. Sans compter cet avantage corollaire que la curiosité de ceux-ci est aiguisée, à juste titre, par le sentiment qu’ils pénètrent dans un champ qui ne leur était pas ouvert d’origine et envers lequel leur appétit n’en sera que plus vif.

Au demeurant l’essentiel est ailleurs : dans l’évidence que l’appétit en question ne sera pas frustré. Voici en effet un ouvrage important, admirablement présenté, annoté, éclairé par l’équipe savante qui s’est regroupée, selon mon vœu de naguère, autour de Myriam Chimènes et de Karine Le Bail. Voici un éclairage original sur une traversée du siècle, coloré par la diversité des curiosités qui s’y déploient, selon diverses facettes d’une personnalité affirmée. Il n’est pas question de le résumer ici (d’autant que l’introduction y pourvoit fort bien), mais seulement, pour donner le goût d’y aller voir, d’évoquer quelques lignes de force qui le parcourent.L’évocation de la formation d’un jeune bourgeois de Bordeaux, il y a une centaine d’années, restitue avec vigueur, avec une indignation demeurée frémissante, un monde qui a disparu (sans qu’on en soit trop chagrin) ; un monde presque incompréhensible à nos enfants, celui d’une bourgeoisie repliée sur ses préjugés et ses étroitesses, assez inculte, au fond, et imposant aux « adolescents d’autrefois », comme disait François Mauriac, illustre voisin, le carcan étouffant d’une hypocrite pudibonderie. Les pages qui en traitent sont impressionnantes de vérité et de rancune.

Elles nous rappellent de surcroît qu’on s’égare à croire que la bourgeoisie « monte » toujours : il arrive souvent aussi qu’elle s’effondre. Au reste la déconfiture du négoce du père d’Henry Barraud a eu cet avantage paradoxal de lui rendre plus aisée la distance qu’il prise assez tôt avec un milieu qui l’aurait étouffé : même la rude expérience de son service militaire (renvoyons à ces pages violentes sur cet univers des casernes moyennes d’après le massacre et la victoire) aida notre homme à savoir au moins ce dont il ne voulait pas.Qu’il ait mis plus de temps que d’autres à forger sa personnalité, dans ses ambitions et ses différences, voilà qui est patent, et d’ailleurs il ne s’en cache pas. Mais ce fait nous vaut des informations précieuses sur le milieu musical de l’entre-deux-guerres où il s’obstina à s’affirmer et qui l’accueillit peu à peu, sur un milieu, celui des compositeurs et des interprètes, hésitant entre tradition et modernité. Du côté notamment des divers groupes, plus ou moins institutionnalisés, où se déployaient leurs ardeurs et leur rivalité, mais aussi dans un organisme aussi digne d’intérêt que la SACEM, société chargée du recouvrement des droits. Le moment où Henry Barraud y est inspecteur nous fait mieux connaître une institution qui pèse d’un si grand poids dans le monde de la musique, en permettant que soient rétribués ceux qui s’efforcent d’en vivre.

Plus tard, la description de son rôle comme responsable de la musique dans le cadre de la fameuse exposition internationale de 1937 entre Trocadéro et Tour Eiffel aide aussi à faire mieux comprendre par l’historien comment se constitue et se renforce un réseau personnel dans un univers culturel.Surviennent ensuite la drôle de guerre et la débâcle : c’est le temps où le drame collectif vient bousculer toutes les habitudes. Plus que nulle part ailleurs dans l’ouvrage, me semble-t-il, se manifestent les qualités du mémorialiste  dépeint comme Français parmi tant d’autres: avec les confusions où se mêlent les différents destins, entre hasard et détermination, entre chance et malchance, avec les entraînement collectifs et les moments brefs où pleine liberté est rendue aux initiatives personnelles. Rien de flambard : cette recherche honnête, cahin-caha, du moindre mal, qui fut si répandue.

L’auteur explique quelque part qu’il « n’a ni sens de l’observation ni mémoire visuelle ». Voilà bien ce que dément constamment le cours de son propos. On le créditera au contraire d’un sens de l’observation qui lui permet de faire resurgir avec un « œil » rare les situations que crée l’étonnement de l’inattendu. L’anecdotique, chez lui, est rarement futile, parce qu’il restitue des moments d’humanité. Et ces pages fourmillent de portraits de personnages, célèbres ou obscurs, qui sont campés en quelques traits et qu’on croit voir tout vifs devant soi. On ne s’expliquerait pas autrement que se lisent sans ennui les longs récits des voyages d’après-guerre dans toutes sortes de pays (avec des précisions dont on imagine mal, soit dit en passant, qu’elle ne se soient pas fondées sur des journaux rédigés sur-le-champ : les seuls agendas, en dépit de la qualité de la mémoire, n’y pourraient suffire). Si le mémorialiste n’est pas exempt, parfois, de quelque vanité, des poussées de modestie sincère côtoient chez lui la fierté, souvent légitime, de ce qu’il a pu accomplir, et il est bien des circonstances graves où il sait ne pas se hausser du col. Tout en pensant que son jugement rétrospectif sur Vichy et sur ses affidés est quelque peu reconstruit et par trop indulgent, on saluera la retenue qu’il met dans l’analyse de sa propre contribution, modeste, à la Résistance dans le monde de la radio d’où il tire, durant ces années sombres ses moyens de vivre et d’entretenir sa famille. La radio : c’est à partir de la Libération qu’Henry Barraud y déploie son action, à un niveau de responsabilité où les nouvelles équipes au pouvoir ont le mérite d’installer son talent et où il peut faire fructifier  l’ampleur de sa culture. L’historiographie de cet univers tirera, n’en doutons pas, un grand profit d’un témoignage d’une telle densité. Certes, il faudra rééquilibrer le bilan que propose Henry Barraud en réévaluant le rôle d’autres personnages majeurs qu’il minimise: tels Paul Gilson ou Pierre Schaeffer, qui ont eu un rôle si notable. Regard subjectif ? Bien sûr, là comme ailleurs, mais qu’attendre d’autre qui vaille ?

On apprend beaucoup sur la radio, dans l’ordre des conjonctures comme des structures, durant ces années où elle a brillé d’un feu remarquable, juste avant que la télévision n’impose sa concurrence, certes stimulante mais également redoutable, ces années où elle a constitué un pôle majeur de la vie intellectuelle, littéraire et artistique. Quand Henry Barraud est chargé, en 1948, et pour une quinzaine d’années, de la Chaîne nationale, la plus ambitieuse en termes culturels, il choisit délibérément de négliger les sondages –selon le modèle britannique, aux antipodes de l’américain. Et dans les mémoires des contemporains jouit encore d’un éclat rare l’Analyse spectrale de l’Occident, admirable émission hebdomadaire dont il est l’inspirateur  –amateur aussi éclairé de la peinture de tous les temps que de la littérature des sommets.On trouvera plaisir au récit de l’élaboration des grands entretiens radiophoniques qu’il suscite et gouverne, avec les écrivains phares du temps : Gide, Claudel, Mauriac, Colette, Giono, Jouhandeau, et au premier rang Léautaud, qui y trouve une gloire tardive ;  toute une humanité resurgit, entre grandeurs et mesquineries. Quant à la liste des peintres et sculpteurs qui viennent au micro de la Chaîne nationale, elle figure un palmarès de tous ceux qui illustrèrent la place de Paris en ces années-là.

Quant à l’histoire de la radio comme organisme vivant, avec la complexité de ses organigrammes recouvrant, comme il advient toujours, l’affrontement des personnalités, les jeux des forces qui s’y affrontent, elle trouvera aussi sa provende dans ce qu’en dit Barraud, avec satisfactions et amertume entremêlées. On y notera le nombre impressionnant des interventions des gouvernements dans les domaines les plus variés et parfois de la façon la plus farfelue – et la possibilité de résister quand les responsables en ont le goût et le caractère. Latitude à vrai dire plus grande parmi les désordres de la Quatrième que lorsque les équipes d’Alain Peyrefitte viennent s’emparer sans ménagement des leviers de commande : mais c’est déjà une autre histoire.Au reste on est content de constater que ces ultimes chagrins ne submergent pas Henry Barraud. Tout au contraire. Quittant sa charge, l reprend avec une ardeur nouvelle son œuvre de compositeur et assure pendant longtemps encore le lustre de son émission Regards sur la musique, qui est remarquablement didactique. Avant de se consacrer, octogénaire, aux gros blocs de papier quadrillé auxquels il a confié l’autobiographie qu’on va lire.

Nul ne peut dire quelle pérennité aura l’œuvre musicale de Barraud : on souhaite à sa mémoire qu’elle soit longue, tout en n’en sachant rien ; lui-même, avec sagesse, concède qu’il n’en peut rien prévoir. On doit être assez lucide, d’autre part, pour se persuader que la trace des dirigeants d’entreprises culturelles, quels qu’aient été leur dévouement à leur tâche et leur éventuelle efficacité, est vouée à s’effacer peu à peu de la mémoire des générations suivantes. Mais on peut en revanche rappeler une donnée certaine : l’Histoire est accueillante et fidèle aux écrits qui, tel celui-ci, par la pertinence du jugement, la richesse des informations, l’originalité du propos, viennent protéger contre l’oubli tel ou tel acteur que sa vie n’a pas haussé, à destination des manuels, au niveau des acteurs du premier rang.Longtemps, j’en suis sûr, on viendra trouver dans cet opus magnum, que ce soit dans la continuité du récit ou au hasard de découvertes butinées (le précieux index aidant !), les motifs de considérer qu’Henry Barraud prend place, très précieusement pour sa mémoire, dans une catégorie spécifique d’écrivains qui, parce qu’ils ont pu, à leur place, agir et créer, mais surtout parce qu’ils ont su, à partir de cela, offrir une précieuse chronique des mouvements multiples de leur monde, ne cesseront pas de piquer l’intérêt et de susciter les sympathies. Et ce sera parfois aux dépens des muets…

Jean-Noël Jeanneney

Ancien président de Radio France et de la Bibliothèque nationale de France