Pierre Assouline et Jean-Pierre Bertin-Maghit – Fantômes

Pierre Assouline et Jean-Pierre Bertin-Maghit, Fantômes

Préface

Réjouissons-nous: voici  que le site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France entre en littérature et que le lecteur éprouve le charme d’un bien plaisant avènement.

Pour le quadrilatère historique de la rue de Richelieu, celui de l’ancienne BN, on établirait sans trop de peine une anthologie des textes qui l’ont évoqué au long des âges et qui l’ont posé comme décor complice d’une floraison d’épisodes et de sentiments : romans, nouvelles, journaux intimes ou correspondances… Sous chacune des lampes bleues-vertes de la salle Labrouste ont prospéré, de génération en génération, intrigues, émotions et rêveries, dont les traces sont fixées dans bien des pages.

Du côté de l’emprise de Tolbiac, sur la rive gauche de la Seine, rien de tel encore en revanche, ou rien qu’on sache. Des flots d’encre déversés dans les journaux, certes, pour en fustiger le principe et la conception, pour en dénoncer les dimensions et la prétendue arrogance, avant que le flux ne s’en tarisse: l’évidence s’imposant désormais que le monument étrange de Dominique Perrault est adopté par la capitale et qu’il est reconnu par les visiteurs venus de la terre entière comme digne toujours de considération, parfois de jalousie, souvent d’admiration. On ne voit plus dans ces philippiques de naguère, à présent, que l’expression datée de sensibilités que l’audace de la nouveauté chagrinait (c’était d’ailleurs bien leur droit de le dire). Je n’aperçois qu’une exception notable à cette disette provisoire de textes durables: les globes de Coronelli, que j’ai sortis des caisses où ils se morfondaient depuis un siècle pour les installer en majesté dans le hall Ouest, ont suscité le talent romanesque d’Olivier Rolin, qui a imaginé, dans une plaisante fantaisie, que Louis XIV y aurait trouvé, dans l’extrême hiver de son âge, le source d’une liberté qui aurait emporté son imagination loin de toutes les raideurs de la Cour. Mais cet écrit charmant marquait, par nature, et tout libre qu’il fût par rapport aux rigueurs de la chronologie, plutôt la continuité avec les temps anciens qu’un élan nouveau.

Bien des genres littéraires pourraient célébrer la BNF- et je gage que l’avenir le démontrera. Un distique en concentrerait la force et la rigueur. Un quatrain, sonnant mat, honorerait sa construction géométrique. Un sonnet conduirait le poète jusqu’au vers final qui porterait, comme par surprise, un bonheur inattendu. J’imagine un majestueux chant royal, genre trop oublié, avec ses cinq strophes de onze vers, en l’honneur des quatre tours concrètes et de celle, virtuelle, du numérique, suivies d’un envoi de huit vers, lancé vers les profondeurs du socle ; il pourrait se réciter à haute voix en une circonvolution sur l’esplanade, à pied, un jour où les glissades, filles perverses de la pluie, ne risqueraient pas de l’interrompre, la seule chute permise étant celle, grandiloquente, du poème.

La prose pourra, elle aussi, trouver sa pâture à Tolbiac. On songe à ces ouvrages intimistes et raffinés qui s’inscrivent, en lieu clos, dans la lignée de la Princesse de Clèves (qu’on a le goût de célébrer à chaque occasion depuis qu’un chef de l’Etat en a fait, de façon saugrenue, sa cible). On rêve au mode d’emploi strict et joyeux que Georges Perec aurait mis en mouvement pour se promener d’une cellule à l’autre dans cette ruche, parmi la diversité des tâches et la multiplicité des expériences. On imagine un roman fleuve, de ceux que l’étranger reproche à la France de ne plus savoir offrir comme jadis : le monument y jouerait le rôle de Notre Dame de Paris chez Victor Hugo, support pour un faisceau d’épisodes où se croiseraient des destins eux-mêmes surpris par la complexité de leur entrelacs. Et pourquoi n’en ferait-on pas un thème imposé à une cohorte d’auteurs pour un beau bouquet de pastiches –ce plaisir si raffiné?

Mais laissons ces écrits futurs, qu’il faut bien, pour l’instant, se résoudre à laisser en filigrane. On se réjouit que le coup d’envoi de cette littérature potentielle soit donné de l’aimable façon qu’on va voir dans ces pages. Le ton de la nouvelle s’y prête, parce qu’elle est preste par nature et ramassée par obligation. Pierre Assouline nous offre une promenade ironique et tendre parmi cet univers, dont les clichés de Jean-Pierre Bertin-Maghit reflètent concomitamment les mystères. Ce texte, tout bref qu’il soit, n’évite aucun des détours et recoins de la Bibliothèque (sauf la vaste salle des machines accumulées dans le cœur du bâtiment, parmi cet air glacé qui en assure la pérennité contre les risques technologiques). On retrouve le chromatisme de la tendresse, entre le rouge écureuil des moquettes et le blond des boiseries, le bruit étouffé de la marche et cette complicité universelle au service d’un silence qui n’est que la somme bien maîtrisée des multiples chuchotements et où une sonnerie incongrue déchire parfois l’oreille comme une douleur. On ne se lasse pas de suivre des yeux les nacelles bleues qui innervent l’ensemble, cheminant tout au long des coursives profondes… Elles incarnent un concentré de civilisation, tant leur marche au long de leurs rails a la sagesse de réintroduire une lenteur dans notre époque « agglomérée, mécanisée et précipitée », – formule gaullienne.

On s’attend parfois à voir surgir, au coin d’un couloir, au détour d’un paragraphe, la bure d’un moine échappé des pages d’Au nom de la rose. Le feu en moins, heureusement –le péril est ici plutôt aquatique, de par les centaines de tuyaux enchevêtrés. Ces déambulants surgis de l’imagination d’Umberto Eco seraient sûrement malheureux que le cloître fût refusé à leurs pas. J’ai pénétré dans ce sanctuaire une seule fois (avec aux pieds d’étranges chaussons de plastique destinés à protéger la végétation des microbes de la ville) et j’en ai conservé un sentiment ambigu et délicieux d’interdit violé.

Pierre Assouline n’a aucun penchant pour une solennité qui le conduirait à l’académisme. L’intrigue pique la curiosité jusqu’au dénouement final, mais l’auteur prend grand soin, chemin faisant, de vérifier qu’on ne le prendra pas tout à fait au sérieux (voyez l’exquis chagrin qu’éprouve son commissaire de police à porter son nom). Il s’agit, n’est-ce pas ? d’être juste sans être grave. Ainsi se dessine, à petites touches, tout un monde.

Réglons sans plus de délai un point factuel  à propos des « compactus » qui deviendraient armes mortelles, instruments du crime par leur imprévisible conjonction. Et rassurons les générations de conservateurs à venir : divers mécanismes rendent impossible que deux rangées viennent écraser la victime. Il est vrai que, tout en l’affirmant, je ne songe pas à refuser à l’auteur son droit à la licence littéraire : d’autant plus légitime que les dimensions abyssales des rayonnages peuvent assez bien figurer une glissade vers l’absolu…

Dans son blog chéri des lettrés, Pierre Assouline, jour après jour, justifie son titre de « République des livres » en organisant ses lectures et ses critiques au service de curiosités qui s’enracinent dans la longue durée. C’est dans cet esprit que s’affirme le beau métier de bibliothécaire, quelque part entre l’obsession de l’exhaustivité et la quête jamais lassée de la calme borne à laquelle on fixera le fil d’Ariane propre à guider dans le labyrinthe de l’immense héritage. L’obsession de l’assassin signifie probablement cela, en métaphore.

En dis-je trop, au risque de déflorer l’histoire? Le danger est minime puisque, à en croire les sondages des instituts spécialisés, la majorité des lecteurs sautent à pieds joints par-dessus les préfaces et courent au texte, revenant seulement après coup –parfois- aux susdites. Je n’abuserai pas pour autant de cette liberté, mais qu’elle me permette au moins d’observer qu’au besoin angoissé de trouver un point fixe parmi l’immensité des savoirs hérités il existe sûrement des moyens moins brutaux de répondre. Il est vrai que celui-ci a toute la force du définitif.

Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France entre 2002 et 2007