Penser la crise

Modérateur Frédéric Mitterrand

La parole est à M. Jean-Noël Jeanneney

Jean-Noël Jeanneney

Monsieur  le Directeur, mesdames messieurs, il arrive que les historiens soient de bons élèves et je me suis efforcé de  l’être en répondant à la question qui est en tête parmi celles qui nous ont été posées : il s’agit de la légitimité d’un rapprochement d la crise de 1929 avec celle que nous vivons. De fait, beaucoup s’y sont livrés tout naturellement, depuis un an, c’est presque devenu un passage obligé pour la réflexion –je n’irai pas jusqu’à dire un pont aux ânes. Je vais donc m’efforcer de jouer ce jeu à mon tour, brièvement, devant vous, en rappelant que nous sommes toujours pris, en tant qu’historiens, entre deux tentations: d’un côté l’hommage obsédant à l’unique, au sans pareil, à la spécificité, de l’autre la recherche déterminée des permanences, des concordances, des gémellités d’une époque à l’autre. Nous sommes toujours pris entre ces deux poètes dont l’un, Alfred de Vigny, nous dit : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois », et de l’autre Leconte de Lisle :  « Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? ». En l’occurrence, j’irai plutôt vers Leconte de Lisle, non pas pour dire qu’il faut aimer la crise, mais en marquant qu’insister sur les différences avec 1929, contrairement à ce qui est fait souvent, peut conduire à être à la fois plus utile pour la lucidité, plus efficace pour l’action, et peut-être -pourquoi pas ?- plus stimulant pour l’optimisme.

Je sais bien que toutes sortes de ressemblances s’imposent à l’attention et à la mémoire. Je sais bien que, comme en 1929, on a assisté ces dernières années, Michel Albert en a dit un mot tout à l’heure, à un découplage pervers entre la production des richesses matérielles et les ébriétés de la machine financière qui a perdu contact avec les réalités ( Keynes et après lui Galbraith y ont insisté à juste titre). Tout cela a conduit à des dévergondages dont on a payé le prix fort ; de même, on pourrait relever des similitudes quant à la promptitude dans les contagions tout autour de la planète, sans compter, ensuite, cette tentation plus ou moins manifeste de repli sur soi, de rétrécissement des ambitions, des arbitrages confinés dans le pré carré de chacun ; et enfin quant au risque taraudant du chômage qui vient assaillir les courages individuels et collectifs et menacer les équilibres sociaux.

On peut, on doit souligner tout cela, certes. Mais il me semble néanmoins plus stimulant, pour notre réflexion collective durant ces deux jours, de mettre l’accent sur les différences. Et d’abord je crois qu’il faut faire un sort à cette formidable nouveauté que constitue l’Union Européenne. Je sais bien qu’on nous rebat les oreilles avec l’idée que tout le monde est désormais blasé quant à sa marche, (même à Rome, la ville qui portera pour l’éternité des temps la fierté d’avoir accueilli le traité fondateur), que les jeunes gens d’aujourd’hui –même ceux d’Erasmus ?- ne s’y intéressent plus, qu’ils ne voteront guère aux prochaines élections, etc. Et cependant les bénéfices de l’Union Européenne pour nos deux pays, pour le continent et pour le monde entier doivent être constamment rappelés, parce que c’est précisément cette Union, avec la coordination des politiques qu’elle permet,  qui a manqué en 1929 et dans les années qui ont suivi. Je connais bien, comme vous tous, les irritations du quotidien, les obscurités du théâtre bruxellois où l’affrontement de la droite et de la gauche n’est pas lisible, le charabia technocratique, tout ce qu’on répète à satiété. Mais il me semble que la lumière de la longue durée, puisque c’est celle que vous souhaitez que nous jetions sur ces événements, permet d’éclairer les progrès par lesquels se sont incarnés les rêves des années vingt, ces rêves qui ont été fracassés dans les années trente, en conséquence précisément, de la crise. Savez-vous qu’en 1928 on trouvait déjà des voix autorisées pour prôner une monnaie unique en Europe ? Eh bien! elle est faite, cette monnaie, l’euro est là.  Il permet de se protéger contre le tohu-bohu des changes et des tourments monétaires dont on a vu les effets détestables dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Au début de 1924, on avait pu, par exemple, du côté allemand,  organiser une attaque violente contre le franc afin de peser sur Poincaré qui venait d’occuper la Ruhr. Pareille manœuvre ne serait plus possible aujourd’hui. Songeons à cette visite de Briand, le ministre des Affaires Étrangères français (dont la mort, peu après, a coïncidé précisément avec  l’effondrement de ces espérances mortes), quand il est allé voir Brüning, le chancelier allemand, au début des années trente, et quand celui-ci lui a  dit : « Aidez-nous, aidez-nous, aidez nos finances. Si vous ne le faites pas, l’Allemagne roulera vers les pires catastrophes et avec elle l’Europe toute entière ».

Nous n’ignorons pas tout ce qui reste à faire du point de vue européen, dans le domaine économique (pour me cantonner à lui), contre le dumping du côté du fisc, pour une législation sociale mieux unifiée, contre les tentations du protectionnisme intérieur à l’Union. On peut faire mieux, bien sûr, mais d’ores et déjà, on fait beaucoup mieux que dans les années trente qui ont suivi la Grande crise. Ont disparu les deux totalitarismes assiégeant des démocraties démoralisées. Les frustrations territoriales qui entretenaient les nationalismes ne sont plus au travail, avec tous leurs effets belligènes, qui eux-mêmes n’étaient pas combattus efficacement par le pacifisme, puisque celui-ci s’était perpétué au-delà du moment où il avait cessé d’être justifié et désormais travaillait contre lui-même.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister, en rejoignant ce que Michel Albert vient de dire, concerne l’évolution des relations entre de l’Etat et le marché. J’enseigne à Sciences po, rue Saint-Guillaume, dans des amphithéâtres qui portent tous plus ou moins les noms de hérauts du libéralisme le plus débridé d’avant 1914. Certes, au-dehors, ils étaient mis en cause par des auteurs qui défendaient et illustraient l’intervention de l’Etat, mais enfin, parmi les élites,  la pensée dominante était bien celle du « tout-au-marché ». De ce point de vue là, la vague reagano-thatcherienne qui a déferlé sur l’Europe dans les années 1980, un peu moins à vrai dire en France que dans d’autres pays, (et le mérite historique en revient à François Mitterrand), cette vague-là est en plein reflux, le ministre Eric Woerth en parlait tout à l’heure, en différence avec ce qui pouvait s’observer après la Grande guerre dans toutes les démocraties. Certes, l’État avait commencé d’y intervenir, à l’occasion  du conflit et pour répondre à ses nécessités, mais ce qui frappe rétrospectivement, c’est que dans les années 1920, il y a eu un reflux de la présence de l’État, comme s’il avait intériorisé les critiques des libéraux, qui lui disaient qu’il fallait toujours qu’il retire ses grosses pattes de l’économie, parce que celles-ci étaient forcément frustes et maladroites. C’est le lieu de citer le mot de Thibaudet, qui distinguait deux catégories d’économistes politiques, les économistes politiques de droite, qui sont des économistes, les économistes politiques de gauche, qui sont des politiques. Vous avez compris que ce n’est pas un spécialiste de l’économie qui vous parle… Je crois que nous avons grandement besoin de politique.

Mon troisième propos concerne la question qui a déjà été évoquée à cette table, celle de la circulation de l’information, de la circulation de la réflexion. J’ai trouvé Eric Woerth heureusement optimiste quant à la capacité de l’opinion publique à comprendre, à connaître, à entendre ce qu’on lui dit. Cet optimisme n’est pas infondé, mais ce n’est pas tant, comme il l’a dit, la rapidité de circulation de l’information qui est nouvelle par rapport à la première crise : il y avait déjà des câbles transatlantiques, de Bourse en Bourse, et tout fonctionnait déjà extrêmement vite. Non, ce qui est vraiment nouveau et qui doit nous faire réfléchir, c’est le caractère désormais réticulaire de la circulation de cette information, y compris dans le domaine économique, y compris du point de vue de la conscience de soi, y compris de l’idée que chacun peut se faire de l’évolution des choses économiques et politiques, chacun devenant, dans ce système, à son tour un acteur beaucoup plus que ce ne pouvait être le cas dans les années trente. La passivité des citoyens se transforme aujourd’hui en activité, souvent désordonnée et c’est évidemment une situation nouvelle que nous avons à affronter. On en voit le profit civique mais aussi, comme conséquence de ce fonctionnement en réseau de cette intervention constante des citoyens libres sur la Toile, les risques de la rumeur, qui a toujours  existé  comme facteur important de l’Histoire, mais aujourd’hui plus encore que dans les années trente et qui trouve sur la Toile un terreau tout à fait favorable – au service, parfois, du désespoir.

Et puis nous devons être lucides en face de l’autre grand péril qui nous est familier, à nous autres utilisateurs d’Internet, usagers de ces merveilleux cadeaux que nous fournissent les nouvelles technologies : ce danger, immense, c’est celui du vrac. On ne dénoncera jamais assez le risque du vrac, dans cette information qui nous arrive de toutes parts, tout étant mis sur le même plan : considérez ces notices de Wikipedia, typiques, qui mêlent l’important et le dérisoire, le fondamental et le secondaire, et qui par conséquent exigent, pour être utiles, chez tous les citoyens, qu’ils aient en tête une capacité de tri, de sélection, d’organisation de cette réalité complexe dont beaucoup n’ont pas été pourvus. Nous appartenons, au fond, tous plus ou moins, intellectuels ici rassemblés,  à une génération privilégiée, puisqu’on  nous a formés à la rhétorique ancienne, et que, grâce à celle-ci, nous pouvons nous emparer de cette richesse neuve, et en faire notre miel.

Notre responsabilité à l’égard de nos enfants et petits-enfants, et cela concerne directement la crise qui commence, notre responsabilité doit être précisément de transmettre à nos successeurs cette capacité d’organisation, ou, pour le dire autrement, un système de validation. Le vrac a constamment besoin de validation, ce qui renvoie plus directement, pour finir, à la question de l’autorité des élites. Moins que jamais il faut faire la moue devant leur nécessité. Simplement elles ne peuvent plus être seulement celles que suggère et promeut le système du libéralisme à outrance (je ne reviens pas sur les chiffres donnés par Michel Albert quant aux rémunérations et aux responsabilités des grands patrons). Il faut que les élites intellectuelles demeurent influentes au centre du jeu et c’est aussi pourquoi je suis content que nous soyons rassemblés ici, sans forfanterie, avec modestie mais avec détermination. A nous de continuer à jouer notre rôle, comme médiateurs, afin de contribuer à réintroduire aussi de la lenteur, par rapport aux émotions des médias (en cessant d’ailleurs d’en faire reproche à ceux-ci : c’est leur nature), d’aider l’État, cet Etat dont nous avons besoin plus que jamais, à s’affirmer comme le « maître des horloges », à jouer sur la diversité des rythmes dans l’évolution des sociétés, ce qui est indispensable à prendre en compte si on veut comprendre la complexité du monde, et, dans chaque conjoncture, agir efficacement, là où on est.

Il revient aux intellectuels, il revient aux religions aussi, d’autant plus écoutées bien sûr, qu’elles fonderont leur autorité sur la laïcité qu’on leur a donnée, souvent contre leurs vœux, mais qui aujourd’hui confère à leur propos une valeur et un écho bien plus libérés des passions politiques que ce n’était le cas naguère. Si les forces spirituelles, portées par les croyants comme par ceux qui ne le sont pas, si les intellectuels peuvent continuer de peser, c’est grâce, aussi, à ces nouveautés. Vous avez compris que c’est sous les couleurs de l’optimisme que j’ai souhaité soumettre ces quelques propos à votre réflexion.

En somme, il nous revient de redire sans relâche aux acteurs économiques, et plus encore aux politiques, qu’ils doivent se remémorer le propos de Proudhon, notre grand socialiste du XIXe siècle, qui disait à leurs prédécesseurs : « Messieurs, n’oubliez jamais que dans l’ordre du judiciaire, on juge les actes pas les intentions, mais que dans l’ordre du politique, on juge les intentions par les actes ».

Je vous remercie de votre attention.