Patrimoine, quelles utopies ?

Revue AREA n°25, Automne-Hiver 2011.

Interview de Jean-Noël Jeanneney, p. 187-189

Selon la vision que l’on avait jusqu’au XVIIe siècle,  le patrimoine, c’est ce que l’on conserve, et que l’on entretient dans une famille, que l’on transmet; la connotation était un peu notariale.

Mais depuis quelques décennies, l’expression s’est élargie et pose une question  passionnante : comment une communauté nationale  spécifique,  organise son “commerce”, au sens du XVIIe siècle, avec l’héritage qui a été légué de génération en génération.


Cela pose des problèmes esthétiques, moraux, financiers… Une réflexion s’impose donc sur  les circonstances et sur les critères qui, aux différentes époques, ont conduit à entretenir ou laisser disparaître ce patrimoine.

Observez que la notion a été grandement élargie –  jusqu'à la faune, la flore, et maintenant l’immatériel, le précaire, les différentes langues, la cuisine…


Il y a cinquante ans, j’aurais eu, comme tout le monde, une vision plus restreinte : le point de vue d’un Malraux  nous paraîtrait aujourd’hui trop étroit. Cependant,  si on élargit exagérément la focale, il naît une crainte : ne sera-t-on pas moins 
efficace dans l’entretien et la valorisation de ces précieux biens collectifs ?


Où situez-vous alors le rôle de l’historien ?


La double responsabilité de l’historien, c’est d’aider à réfléchir et d’aider à agir ; c’est en cela qu’il  s’agit de l’un des plus beaux métiers du monde… La tâche, dans ce domaine, consiste à restituer avec le plus d’acuité possible ce qu’ont été les comportements successifs, publics ou privés, et également à dire son mot sur des arbitrages actuels, qui sont inévitables, quant à la dévolution des moyens, puisque on ne peut jamais tout faire à la fois.


En termes plus larges, aider à agir, cela implique-t-il une ouverture au politique ?

Certes !  Aider la réflexion du politique, donc son action, c’est notamment le protéger contre le “présentisme”, contre le risque d’être obsédé par l’événement immédiat, et donc de ne pas 
percevoir l’entrelacs des rythmes historiques différents, superposés, qui définissent chaque conjoncture, par delà la surface des choses. L’historien, ainsi armé, peut être évidemment tenté d’entrer lui-même dans l’arène.

Vous en avez eu le goût ?

Cela m’est arrivé plusieurs fois. Et puisque nous parlons du patrimoine, je rappelle, non sans fierté, que lorsque j’étais secrétaire d’Etat à la Communication, j’ai pu faire adopter la loi du 20 juin 1992 sur le dépôt légal de 
l’audiovisuel, assurant que désormais serait préservé et accessible à tous les citoyens l’essentiel de ce  qui est dit et montré à la radio et à la télévision…  Plus tard, président de la Bibliothèque Nationale de France, réfléchissant au grand défi du numérique et ce qu’il pouvait apporter pour la perpétuation de l’héritage culturel, j’ai mené, avec d’autres grands établissements étrangers, l’effort pour organiser l’archivage de l’immense production de la Toile – indispensable pour que l’avenir comprenne ce que nous avons été.

Et puis il y a eu ma bataille pour la Bibliothèque numérique européenne, que j’ai appelée Europeana. Il s’agissait de ne pas laisser à Google le monopole dans ce domaine. Sur l’avantage magnifique de mettre ainsi à disposition du grand nombre les livres du passé, chacun est d’accord. Mais le choix des livres, le classement, le fil d’Ariane à proposer, ne doivent pas être confiés à une seule entreprise américaine et vivant uniquement de la publicité. Bien sûr, il faut dégager des moyens financiers, qui ne sont d’ailleurs pas démesurés. C’est affaire, comme toujours, de choix politique, donc de pédagogie : expliquer inlassablement aux citoyens le sens d’un refus, celui d’un monopole aux effets forcément pervers.


Cette pédagogie concerne d’ailleurs directement les autres nations et j’en ai reçu avec bonheur le témoignage : mon livre-plaidoyer sur ce thème a connu dix-sept traductions. C’est bien l’idée centrale de toutes mes réponses à vos questions : il n’est de combat en faveur du patrimoine qu’appuyé sur un effort constant de démonstration et de dialogue avec nos contemporains pour leur rappeler leur responsabilité envers leurs petits-neveux. 



Que pensez-vous de la Maison de l’histoire  de France décidée par le président Sarkozy et mise en musique par Frédéric Mitterrand ?

J’ai refusé d’en faire partie. Le principe de base, qui est d’aider à la diffusion des connaissances historiques ne peut qu’être salué ; bâtir une Maison des musées de l’histoire de France (ils sont déjà des centaines), enrichie par les technologies modernes, voilà qui ne serait pas malvenu.

Mais ce projet est handicapé pour être né sous un prince qui a décidé d’associer intimement identité nationale et immigration… Cet estampillage frappe cette idée d’indignité ; en termes symboliques, cette affaire est mal partie… Je précise que 
ne suis pas de ceux qui s’indignent de voir évoquer l’identité nationale. Toute nation  doit réfléchir, en prenant conscience d’elle-même, à son originalité née de l’Histoire, mais on voit bien ce que cet accouplement des deux termes peut avoir de pernicieux, du point de vue des Lumières et de la République.


Cela étant dit, si cette Maison se met en place, si on cesse de l’instrumentaliser, si on évite d’y dicter je ne sais quel récit national imposé, si on y est attentif à la diversité des regards qu’il est loisible de jeter, à chaque moment, sur notre passé commun, alors il est possible qu’elle devienne utile.

Faut-il tout garder ?

C’est impossible. Pas seulement parce qu’on ne peut pas figer une nation à un instant « t », la muséifier ; simplement parce qu’on n’en a pas les moyens matériels.  Donc choisir, et s’interroger. Quels moyens concrets donner à la préservation 
des monuments ? Quels moyens consacrer à 
leur étude et à leur notoriété ? Et  qui décidera, à quel niveau : l’Etat central, les régions, les communes, le monde des affaires ? La puissance publique doit-elle abandonner 
les éléments majeurs du patrimoine aux forces de l’argent privé ?

Le « modèle » américain, qui privilégie les détaxations et valorise, socialement, le mécénat, consiste en somme à déléguer aux plus riches le soin de déterminer ce qu’on favorisera. Cela ne donne pas forcément les meilleurs résultats possibles. Il est vrai que l’administration, même déléguée à des experts talentueux, peut aussi bien se tromper – aux yeux de la postérité.

Il faut donc laisser simultanément, grâce à des aides fiscales, la possibilité à des gens passionnés de telle ou telle composante du patrimoine –un lavoir, une chapelle, une demeure rare, que sais-je ?- de les préserver. Cette diversité d’initiatives est féconde, et diminue les risques d’une myopie collective.

La société évolue, l’opinion publique se renouvelle, les monuments patrimoniaux restent… Faut-il les associer au contemporain dans une approche de vivification ?

Je ne crois pas qu’il faille tout sacraliser. Dans l‘architecture, il y a deux façons d’intégrer le passé au présent : soit élargir la connaissance actuelle du lieu et la capacité de le resituer intellectuellement  dans l’ensemble d’une période, soit adapter  le monument en le modifiant et y injectant, si je puis dire, de la modernité : on pense aux colonnes de Buren au Palais-Royal ou à la pyramide du Louvre, qui sont venus s’imposer avec une violence féconde à l’intérieur d’un cadre daté, mais cela a été souvent réussi, plus modestement, pour certaines mairies de petites villes moyennes par exemple. Il faut faire évoluer le patrimoine, ne pas en faire une chose morte ; et, au cas par cas, s’autoriser les mutations qui permettent de le maintenir en vie, sans aller rien dénaturer d’une façon irréversible. Sans compter les restaurations indispensables- Viollet-le-Duc à Notre Dame…   

Avec un débat récurrent, et passionnant, celui qui a concerné Saint-Sernin à Toulouse, par exemple : à quel moment, dans le cas de monuments qui ont beaucoup évolué dans le temps, s’arrêter dans la remontée dans le passé ?

Tout cela c’est le pérenne. Et puis il y a les rencontres provisoires avec l’art le plus actuel. Voyez Versailles et les expositions d’art contemporain organisées par Jean-Jacques Aillagon, son président : c’est  du momentané, mais ce choc des siècles peut être fécond pour les inspirations futures. Même si je n’aime pas toujours ce qui est présenté, je suis très favorable à ce que l’on anime de la sorte le patrimoine avec les œuvres d’aujourd’hui.

Qu’est-ce qui doit être conservé du passé ?… Du présent qu’est-ce qui va devenir patrimoine ?


Je ne suis pas « post moderne », je ne dis pas que tout se vaille et que le Beau soit toujours relatif – pas plus que le Vrai ou le Juste; je trouve dangereux de renoncer à la notion de Beau, même si on sait qu’elle évoluera. Les critères se modifient, chacun peut avoir ses  appréciations personnelles et ses préférences esthétiques… Assumons celles de notre temps –car sinon on risque de patauger dans le n’importe quoi. Mais en même temps organisons le pluralisme des décisionnaires. Ce que l’on achète pour les Frac, par exemple, je ne sais pas ce que l’on en pensera dans deux cents ans. La chance que ces choix ne soient pas discrédités augmentera si l’on ne cherche pas plus à faire confiance au goût d’une seule personne qu’à butiner partout par excès de modestie.

L’autre ressort qui doit inciter à choisir les legs du passé à entretenir spécialement, c’est évidemment leur valeur de témoignage. Les arbres de la liberté que nous avons fait planter lors de la commémoration de la Grande Révolution de 1789 est-ce du patrimoine ? Pourquoi pas ? Le moulin de Valmy, qui a été détruit, on l’a reconstruit, car il était symbolique d’un grand moment : on a bien fait, même si ce n’était assurément pas un chef d’œuvre architectural.  Quant aux témoignages de la « statuomanie » de la Troisième République, et à tous ces bustes des grands hommes conservés (ceux qui, de bronze, n’ont pas été fondus sous Vichy..) j’avoue éprouver pour eux une tendresse spécifique.  Même si le critère esthétique n’est pas toujours au rendez-vous…

L’adhésion du public : comment l’obtenir ? Et si son adhésion n’est pas toujours spontanément obtenue, quelles voies sont suggérées ?

Pour la formation du public on en revient tout simplement aux deux piliers de la démocratie définis comme tels par les Pères fondateurs de la République, c’est-à-dire l’enseignement et la presse. On a beaucoup parlé, ces derniers temps de développer l’éducation artistique à l’école ; on en a parlé plus qu’on ne l’a fait, malheureusement.  Quant à la presse, au sens le plus large du terme (vous en êtes partie prenante!) on doit largement faire fond sur elle, en y initiant d’ailleurs très tôt, en classe, de futurs lecteurs.

A la jonction des deux, on retrouve Internet, cet outil merveilleux et ambivalent, capable du pire comme du meilleur, mais qui permet de faire 
accéder commodément le plus grand nombre à des informations profuses concernant l’histoire de l’art et la façon d’y aborder. Internet peut être un magnifique instrument pour la défense du patrimoine, car il fixe ce qui existe, le donne à connaître, peut former  le goût et la capacité critique d’un large public.

Mais les nouvelles technologies laissées à elles-mêmes risquent d’écraser le rare et le spécifique et de survaloriser le banal, le médiocre statistiquement répandu. C’est la responsabilité des représentants du peuple  de proposer une organisation du savoir qui protège la différence. C’est à l’Etat d’intervenir  pour ce faire dans le  champ d’Internet, en concurrence ou en collaboration avec des initiatives privées.