Octave Mirbeau – Dreyfusard!
Octave Mirbeau, Dreyfusard!
Préface
On ne cesse pas d’être impressionné, après douze décennies de fer et de feu, par la formidable vitalité que conserve l’Affaire Dreyfus : pérennité de l’enjeu, écho actuel des affrontements, présence vive des courages déployés en faveur d’un innocent condamné. C’est une chose admirable que toutes les barbaries du XXe siècle, tous les massacres alignant leurs statistiques meurtrières n’aient pas pu entamer après coup la force symbolique de ce combat. Il s’est agi de la réhabilitation d’un seul– mais à travers lui toute une idée de l’homme était en cause, dans cet affrontement primordial entre la raison d’Etat et les principes universels voués à protéger contre toute flétrissure celui qui n’est pas coupable.
Voilà bien pourquoi on ne se lasse pas d’exhumer des textes qui ramènent au cœur de la lutte et en gardent intact le frémissement. Ceux que je vous engage à découvrir ici conduisent tout droit au centre d’un prodigieux tourbillon. Dans ses Souvenirs sur l’Affaire, publiés en 1935, Léon Blum observe que les attitudes adoptées par les écrivains et les intellectuels dans la grande bataille qui précipita deux camps face à face auraient été, pour plusieurs d’entre eux, difficiles à anticiper. Car les engagements des uns et des autres ne furent pas toujours, bien loin de là, déterminés dans le prolongement logique d’itinéraires antérieurs. Ainsi d’Anatole France dreyfusard, de Barrès dans le camp adverse.
Ainsi d’Octave Mirbeau à qui ses succès de journaliste et d’écrivain offraient les moyens d’une influence hors de pair. Et telle est bien la séduction première du choix de textes qu’on va lire : l’occasion de considérer un homme en pleine mutation psychologique, à qui son panache, son goût du risque, je dirai même sa vertu, au sens romain du terme, donnent l’énergie de ne pas laisser son passé l’entraver dans son élan. S’il était mort avant l’Affaire, on l’aurait classé parmi la petite cohorte des auteurs anarchistes portés vers un libertarisme de droite et marqués par le cynisme d’une goguenardise soucieuse avant tout de ne pas paraître fervente. Sur quoi…
J’engage le lecteur à commencer, au mépris de la chronologie, par l’article intitulé « Palinodies ». Une feuille antidreyfusarde met sous les yeux de Mirbeau des écrits de jeunesse qui suintent un antisémitisme répugnant. Eh bien soit ! il assume ses erreurs. Et avec quelle résolution! « L’âme violente de Mirbeau, écrit Blum, tiraillée entre tant de passions contraires, ne se donnait pas à demi. Il s’était jeté à corps perdu dans la bataille, bien qu’aucune affinité naturelle ne l’inclinât à s’enrôler sous le nom d’un Juif, parce qu’il aimait l’action et la mêlée, parce qu’il était généreux et surtout parce qu’il était pitoyable, parce que la vue ou l’idée de la souffrance, souffrance d’un homme, souffrance d’une bête, souffrance d’une plante étaient littéralement intolérables à son système nerveux… »
De quoi cette efficacité d’entraînement, aux côtés d’un Zola, d’un Clemenceau, d’un Jaurès, est-elle donc constituée? De ceci surtout que Mirbeau ne se départit jamais de son regard de romancier et d’homme de théâtre. Ses indignations s’incarnent dans des personnages qu’il fouaille en les campant sur scène -ah ! ces généraux s’échauffant entre eux, ah ! l’Illustre Ecrivain, dans sa salle à manger, entouré des complaisances du nationalisme aveugle, ah ! ce gras bourgeois d’une province exhalant son antisémitisme ricanant… Mais, au fond, le mépris, l’ironie, pour le polémiste, c’est le plus facile. La tendresse se manie moins aisément : voyez celle que notre lutteur, baissant la garde, prodigue au colonel Picquart enfermé pour avoir dénoncé l’infamie de l’iniquité dès lors qu’il s’était trouvé l’avoir débusquée, Picquart pâle et presque joyeux dans son cachot. Quant à la sympathie inquiète de Mirbeau, c’est vers le prolétaire qu’elle se dirige, pour le saisir affectueusement au collet, et ne pas le lâcher avant que le message ait passé la barrière de toutes ses méfiances: « Les cris du pauvre damné font mieux entendre les tiens… »
J’ai souvent songé que cette génération des dreyfusards– en considérant la mienne pour comparaison, interpellée par des défis moins lisibles – avait été fondée à penser, avec le recul, que ce lui fut un privilège , en somme, que de pouvoir engager ses forces dans un combat qui nous apparaît aujourd’hui si clair, si pédagogique quant au cœur même de la morale républicaine. Mirbeau n’a pas dit autre chose : « Il faut bénir cette Affaire Dreyfus de nous avoir révélés à nous-mêmes, d’avoir donné à beaucoup d’entre nous, trop exclusifs ou trop sectaires dans leur compréhension de la vie sociale, un sens plus large de l’humanité, un plus noble et ardent désir de justice ».
Jean-Noël Jeanneney