Médias et mémoires à l’Ecole de la République

Préface

A tous les esprits chagrins qui s’affligent d’un supposé déclin de notre enseignement public, j’impose une prescription : la lecture du livre que voici, chapitre après chapitre. Car l’irrigue de bout en bout, parmi la floraison des talents et des enthousiasmes rassemblés, une rare jeunesse d’esprit, avec le goût, nourri de l’amour du métier, d’adapter, du côté de l’Histoire et de la mémoire, la formation des générations qui nous succéderont aux beaux défis de la modernité.

Un historien de mon âge, formé au lycée dans les années 1950, conserve, certes, de la gratitude envers la plupart des maîtres qui étaient chargés alors de lui enseigner le passé et par conséquent, quelque peu, le civisme. Beaucoup furent des conteurs merveilleux, propres à susciter des vocations. Mais enfin il s’agissait de récits traditionnels, dispensés de façon linéaire et marqués par une méfiance affichée envers toutes les formes de la communication contemporaine : mépris inquiet de la radio et de la télévision naissante, rejet des images dans un rôle d’illustration passive, détestation des bandes dessinées et condescendance envers la chanson. Bref, nul recul, nulle réflexion sur ce que nous appelons désormais le champ des représentations. Tout était vu et dit, en somme, sauf exception, au premier degré, y compris dans le cours de propos normatifs dont on ne nous disait pas quels présupposés sous-jacents pouvaient les organiser.Quel chemin, depuis lors, accompli ! Et comme sont fortunés les enfants qui profitent de ces pédagogies renouvelées à partir de tous les travaux accomplis au long d’un demi-siècle !Les ressorts d’un tel progrès ? Suis-je légitimé, quitte à paraître paradoxal, à inscrire en tête le mérite des médias eux-mêmes ? On les accable de tant de reproches, les pauvres, que l’envie vous  vient parfois de prendre leur défense. La radio et la télévision françaises, je l’écris tranquillement, ne se sont jamais, certes, protégés, au quotidien des jours, contre les tentations de la banalité, de la vulgarité, de la recherche moutonnière du plus petit commun dénominateur. Mais enfin, grâce au choix préservé sur le long terme, contre toutes les séductions du seul profit, de perpétuer le secteur public, vivant surtout de la redevance, son offre est demeurée riche et souvent ambitieuse.

Avec cette condition constante que le public fût à même d’y rechercher sa provende avec discernement, donc qu’il y fût formé dès la jeunesse, afin que n’en soient pas capables seulement les favorisés  d’une culture héritée en famille. C’est bien ici que se concrétisent les efforts de tous ceux qui ont affirmé (j’ai la fierté d’avoir lancé un séminaire à cette fin dès 1977 à Sciences Po, beaucoup d’autres s’y sont ensuite employés) qu’il fallait habituer les jeunes esprits à la critique de l’image, fixe ou mobile, dans ses relations avec le son, et que cet exercice  était de portée égale à celle de l’explication de texte dont on nous avait appris si bien le rôle essentiel dans la formation des jeunes esprits à la rigueur et à la beauté. Or, comme nous l’avions rêvé, cet ouvrage témoigne haut et fort qu’une nouvelle génération de maîtres en est convaincue et qu’elle est résolue à se préoccuper de ces vecteurs de la connaissance que leurs prédécesseurs considéraient souvent avec un mélange de condescendance et de jalousie. Plus question de les contourner. Puisqu’ils sont là, omniprésents, il convient de les aborder de front, sans timidité ni jactance.

La difficulté n’est pas mince et on constatera dans ces pages qu’aucun des enseignants qui s’y expriment n’en esquive l’évidence. Mais ils ont compris que, pour inventer de nouvelles pédagogies (avant d’en faire profiter ici leurs collègues), il leur fallait le détour d’une réflexion approfondie sur le commerce qu’entretient toujours une société avec son passé et l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Les tempéraments et les expériences des auteurs sont variés mais jamais ne leur font défaut ni la compétence ni l’esprit critique. Voyez dans ces pages le chapitre de la photographie : spécifique porteuse d’influence qui a trouvé à la fois, au cours du dernier demi-siècle, le statut d’un art confirmé et la situation d’une pratique universellement partagée – rencontre qui exige d’être scrutée. Voyez le cinéma, qui, on le vérifiera ici à propos de la guerre du Vietnam (mais nous avons aussi, chez nous, nos placards mal fermés, et pas seulement avec l’esclavage), contribue si fort à modeler un passé toujours présent. Voyez la publicité : la chaîne « Histoire » avait rassemblé naguère une anthologie des « spots » télévisés utilisant l’image de Napoléon et rien n’était plus instructif quant aux idiosyncrasies nationales – rappel à rapprocher des autres exemples ici étudiés. Voyez la chanson, qui a tant nous dire. Voyez la bande dessinée qui a gagné ses lettres de noblesse, à si juste titre. Voyez enfin comme la presse écrite, qui, loin d’être frappée d’obsolescence par ces concurrences, trouve au contraire l’avantage (saluons le CLEMI au passage !) d’être considérée d’un œil neuf par les élèves, dans sa très longue durée, et qui trouvera là la meilleure chance de sa survie et de son influence perpétuée : le cas d’Ouest-France est fort éclairant.

Il faudra un autre ouvrage, j’en fais commande aux auteurs, pour qu’ils nous disent avec plus de détail comment, armés par leur expérience ici démontrée,  ils proposent d’affronter la grande nouveauté d’Internet, qui se révèle aussi ambivalente que jadis le fut l’invention de l’imprimerie.

Ils pourront y transporter leurs observations sur le rôle de l’Etat –disons « des pouvoirs publics » pour ne pas nous borner dangereusement  aux seuls  gouvernements. Précieuses sont les analyses proposées sur son influence dans les commémorations, sur la légitimité et les strictes limites intellectuelles de sa responsabilité et de son rôle –en France, en Espagne, en Allemagne, aux Etats-Unis : partout.

Qu’on réfléchisse dès l’école, sans arrogance, à ce qui fait l’identité d’un peuple, comme Fernand Braudel nous y conviait naguère pour la France, rien ne me choque en cela et j’espère ne pas heurter les auteurs de ces textes en affirmant qu’ils y contribuent –tout en me hâtant de dire qu’ils éclairent d’autant plus crûment l’insupportable invitation qui vient de nous être faite de n’en traiter qu’en lien direct avec les questions de l’immigration, au risque de stigmatiser ceux qui n’ont pas cessé, au long des âges, de venir enrichir notre collectivité. Oui, décidemment, combien actuelle, la mosaïque de ce beau livre !

 

Jean-Noël Jeanneney

mai 2010