L’histoire se rit des peuples désarmés

Interview dans Marianne, le 16 novembre 2013.

Secrétaire d'Etat sous l'ère Mitterrand et ex-président de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Noël Jeanneney fait partie de ces historiens toujours prêts à mettre leur connaissance du passé au service de l'action publique. On publie aujourd'hui ses œuvres complètes.

A quelques mois du centenaire de la Grande Guerre, celui qui fut aussi président de la mission de commémoration du bicentenaire de la Révolution française compte bien faire entendre un avis éclairé sur l'impact d'un tel événement, notamment par le biais d'un essai très didactique, la Grande Guerre, si loin, si proche. L'universitaire touche-à-tout, qu'un François Hollande fraîchement élu conviait à l'Elysée avec quelques-uns de ses confrères, revient pour Marianne sur différents sujets d'actualité vus ici à travers le prisme de l'histoire, dans la droite ligne de ses travaux publiés entre 1977 et 2013 et compilés dans un recueil titré l'Histoire, la liberté, l'action, qui paraît aujourd'hui.

Marianne : En novembre 2012, un groupe d'historiens, dont vous faisiez partie, a vu dans la création d'une mission interministérielle des anniversaires des deux guerres mondiales un risque de «confusion mémorielle» entre le centenaire de 1914 et les 70 ans de la Libération. Quelle était votre crainte ?

Jean-Noël Jeanneney : Le risque de brouillage, auprès des plus jeunes générations en particulier, ne nous semblait pas alors écarté, d'autant que celui-ci risquait d'être accru par des programmes d'histoire qui optent trop souvent pour une organisation thématique de l'enseignement perturbant la chronologie. L'histoire doit être une leçon de clarté. Ajoutez que sept décennies n'ont pas la même force symbolique qu'un siècle… Au demeurant, il me semble que les choses sont rentrées dans l'ordre.

L'héritage de 1944 semble plus consistant dans le quotidien des Français que celui de 1914. A l'heure de la rigueur, privilégier le centenaire ne serait-il pas aussi une façon de contourner l'anniversaire du programme du Conseil national de la Résistance et de ses acquis sociaux ?

J.-N. J. : Vous prêtez à je ne sais qui des desseins bien tortueux. Qu'on s'attache l'an prochain, en dehors du centenaire, à rappeler les grands acquis de la Libération, bravo ! Rappel spécialement utile au moment où, à Bruxelles, on constate la tentation d'une génuflexion quotidienne aux pieds de la «déesse Concurrence» considérée comme une fin en soi plutôt qu'un moyen qui est souvent utile, mais souvent seulement. Heureusement demeurent debout les grands acquis de la solidarité nationale mis en place en 1944 et 1945.

Vous jugez que le centenaire doit être l'occasion de repenser la défense européenne, notamment en augmentant les crédits militaires. N'est-ce pas paradoxal ?

J.-N. J. : Mais non ! Je me sens très jaurèsien à cet égard. Même si Jaurès – qu'on va beaucoup évoquer en 2014 pour le 100e anniversaire de son assassinat – refusait toute autre guerre que défensive, il aimait à faire sienne, loin du pacifisme intégral, une formule empruntée à Machiavel : «L'histoire se rit des prophètes désarmés.» Il disait aussi que l'idée de Marx selon laquelle les prolétaires n'avaient pas de patrie était une «boutade hargneuse et étourdie». Plus largement, on ne connaît guère, dans l'histoire, de peuple qui ait pu s'en remettre durablement à un autre, militairement, sans grand péril. Le soft power ne peut suffire à organiser la pérennité de l'Europe dans le long terme, de ses modes de vie, de ses équilibres sociaux, de son influence planétaire. Vénus, d'accord, mais Mars aussi, hélas !

Les poilus étaient-ils , à vos yeux, des héros ou des victimes ?

J.-N. J. : Souvent les uns, parfois les autres. Je les considère surtout comme des citoyens qui ont été amenés à tenir bon au service de la patrie, que ce soit par conviction intime, par un effet de groupe entraînant, ou selon des contraintes diverses. Heureusement, la tendance des années 90 à ne braquer l'attention que sur les victimes reflue. Il y a bien eu des injustices horribles en 1914-1918, comme ces 600 malheureux fusillés dans les premiers temps de la guerre, certains parce qu'ils ne parlaient que le patois et n'avaient pas compris les ordres. Quant aux mutineries de 1917, la cinquantaine de condamnés à mort mérite également une compassion nationale (telle celle qu'a exprimée Lionel Jospin, Premier ministre en 1999), mais à condition qu'elle ne détourne pas la mémoire collective des millions d'autres qui n'ont pas lâché la barre.

Vous avez rapproché la couverture médiatique de la Grande Guerre de celle de la guerre du Golfe, en 1991, évoquant, du côté d'une partie des organes de presse, l'«excès de l'élan cocardier» et une tendance à «exagérer le pouvoir satanique de l'adversaire». N'a-t-on pas vu la même chose avec la Libye lors de l'intervention française ?

J.-N. J. : Risque de toujours… Le centenaire doit être l'occasion d'approfondir une réflexion sur le métier des journalistes et les contraintes qui, parfois, s'imposent à eux, selon une certaine idée de l'intérêt général. En temps de guerre spécialement. Quelles concessions accepter de faire aux exigences patriotiques ? Ici surgit la question du bourrage de crâne. Il y a eu dans la presse, surtout au début de la guerre, des débordements ridicules qui meurtrissaient les poilus dans leurs tranchées, eux qui vivaient au quotidien la réalité éprouvante des combats. Il est tristement facile de proposer après coup une compilation de ces cocoricos dérisoires. Il n'empêche que les journalistes englués dans cette tragédie, parmi tant de douleurs et de sang versé, et devant la menace mortelle qu'affrontaient la nation et la démocratie, ont dû se poser jour après jour la question des limites de leur complaisance aux dépens de la vérité. Observez d'ailleurs que, de cette période, date un premier décrochage notoire de la considération des Français envers les journaux, de la confiance qu'ils leur font. Vous savez combien cette confiance a décru aujourd'hui, et combien c'est dangereux. Alors que la presse me paraît dans l'ensemble plus honnête depuis 1944, par rapport au début du siècle, où elle était vénale en profondeur, en dépit de la qualité des plumes.

Vous insistez sur l'importance d'évoquer les «fausses nouvelles» et les rumeurs de guerre, qui jouèrent leur rôle dans l'explosion des antagonismes. Peut-on rapprocher ce phénomène d'exemples plus récents, en Syrie, par exemple ?

J.-N.J. : Les rumeurs ont connu une profusion presque infinie en 1914-1918. Certaines s'épuisent dans l'absurde, d'autres se vérifient. L'utilisation des gaz chimiques, en Syrie, a dépassé le stade de la rumeur, n'est-ce pas ? D'autres, mensongères, sont utilisées sciemment par des dirigeants : on songe à George W. Bush affirmant qu'il y avait des armes de destruction massive en Irak. Distinguons donc. Beau thème à scruter !

Les commémorations échappent rarement aux tentatives de récupération politique. Vous avez récemment déclaré sur France Info que «les politiques qui trichent avec le passé, qui instrumentalisent ce qui s'est passé en sont punis».

J.-N.J. : Tout homme politique a une connaissance spécifique (ou une méconnaissance) du passé qui pèse sur ses choix et ses comportements. Ceux de De Gaulle n'étaient pas ceux de Giscard d'Estaing, qui n'étaient pas ceux de Mitterrand, pas non plus ceux, frappants par leur désordre et leur vacuité, de Nicolas Sarkozy. Quand on n'a pas beaucoup de culture générale, de références culturelles, on va en chercher comme des produits au hasard des étagères d'un grand magasin. Dès lors, on a droit aux sottises que l'on sait : que l'Afrique ne serait pas entrée dans l'histoire, par exemple. Je crois que le précédent président a payé, en profondeur, le prix de cela.

Des hommes politiques de droite témoignent parfois de références historiques très sectaires : vous rappelez que, à l'Assemblée nationale, Gabriel Kaspereit accusait, en 1982, le Front populaire d'être responsable du désastre de 1940 et, ce faisant, reprenait la propagande vichyste. Presque vingt ans plus tard, François Fillon faisait de même à l'Assemblée nationale (le 2 octobre 2002). Doit-on y voir les stigmates d'une droite incapable d'assumer son passé ?

J.-N.J. : Même quand la droite réussit à se libérer d'un certain nombre d'idéologies héritées, elle n'échappe pas toujours à un psittacisme paresseux, répétant indéfiniment des mensonges et des légendes pourtant pourfendues par la recherche historique : celle-ci montre (les travaux de Robert Frank, en particulier) que le Front populaire a réarmé la France, rendant d'ailleurs ainsi les réformes sociales plus difficiles. La défaite de 1940 fut stratégique, et d'abord militaire. Pétain avait déclaré que, si les Allemands passaient par les Ardennes, «on les [repincerait] à la sortie». On sait ce qu'il en fut.

Vous avez signé l'appel pour la panthéonisation de Pierre Brossolette. Pensez-vous que l'opération de lobbying menée par la famille du résistant (le Canard enchaîné mentionne le rôle du cabinet de conseil Ella Factory) soit compatible avec l'institution qu'est le Panthéon ?

J.-N.J. : J'ignore tout de ce cabinet et, de toute façon, le président de la République, qui est traditionnellement le seul décideur en l'occurrence, est assez grand pour ne pas céder à un lobby. Sylvie Pierre-Brossolette, petite-fille du grand héros de la Résistance dont il s'agit, m'a sollicité et j'ai accepté volontiers d'appuyer son souhait – à mettre en concurrence avec d'autres (Marc Bloch, Berty Albrecht ou Jean Cavaillès) ? Pour la Grande Guerre, pourquoi une «panthéonisation» ? Le soldat inconnu incarne à lui seul la somme des vaillances et des douleurs. Un écrivain peut-être. Apollinaire ? A l'inverse, la Résistance repose d'abord sur le courage individuel de héros dont l'itinéraire appelle l'admiration et la gratitude. J'inscris Brossolette, parmi d'autres, au premier rang, dans cette pléiade. Mais j'ai prévenu que, si cette démarche venait à prendre l'apparence d'une revanche sur une prétendue surestimation du rôle de Jean Moulin (les deux hommes s'étant beaucoup heurtés), je retirerais mon soutien. Je crois heureusement cette question réglée.

Comment définiriez-vous les liens qui peuvent rapprocher un historien du pouvoir ?

J.-N.J. : C'est une honorable tradition que leur entrée dans le forum. Pourquoi pas ? A condition que le départ soit fait soigneusement entre activité intellectuelle et action civique. Rappelons-nous le rôle bénéfique des paléographes pendant l'affaire Dreyfus. Pour m'en tenir au XIXe siècle, les Mignet, les Guizot, les Duruy ont compté. Quand j'étais au gouvernement, il y avait plusieurs agrégés d'histoire à la table du Conseil des ministres… Je crois que, dans l'action, en responsabilité, une compétence sur la longue durée peut nourrir des décisions – dans le bon sens, souvent.