Le poste à transistors à la conquête de la France

Ce m’est un devoir de fidélité et d’amitié que de dire, à l’orée de cette préface, le chagrin que j’éprouve à la signer en lieu et place de Jacques Marseille, prématurément disparu. Il a inspiré et dirigé la thèse qui est à l’origine de l’ouvrage qu’on va lire, comme il l’a fait, à la Sorbonne, pour un grand nombre de travaux qui ont compté dans la vitalité de l’histoire économique, en France ; une histoire soucieuse de s’ouvrir à toutes les curiosités propres à en enrichir l’ambition, les dimensions, la vitalité.

Je ne doute pas qu’il aurait eu plaisir à saluer un livre qui s’engage avec talent dans un champ d’étude important, celui des relations entre les techniques de la communication et le contenu de celle-ci aux diverses époques, -un champ auquel s’attache, dans un esprit plus philosophique, la « médiologie » chère à Régis Debray.

Ce travail s’inscrit, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, à la rencontre de diverses branches de l’historiographie –histoire des sciences et des techniques, histoire culturelle, histoire politique. Jacques Marseille le soulignait à bon escient, lors de la soutenance : les histoires de choses «  banales » -pour reprendre la formule bienvenue de Daniel Roche- débouchent en fait sur de véritables histoires « totales » qui éclairent les spécificités d’une période et la nature d’un modèle culturel.

Il s’agit ici de comprendre comment, après la machine à laver, et en même temps que le réfrigérateur et le récepteur de télévision, le poste à transistor a réussi une si fulgurante conquête du public, au cœur de la vie quotidienne : il apparaît en 1954, ses ventes dépassent à peine 250 000 en 1958 et elles s’élèvent à plus de deux millions en 1968.  En 1958, le « transistor » (comme on a dit bientôt par métonymie) est quasi absent des foyers ; dix ans plus tard, en 1968, il en équipe plus de 70%.

L’enjeu est d’abord politique, au centre des tourments collectifs : on sait assez –pour se borner à cela, qui fut essentiel- que le putsch des généraux, en avril 1961, a été réduit par de Gaulle, notamment parce que celui-ci a pu toucher les soldats du contingent par l’intermédiaire des postes portables désormais largement répandus. On sait aussi, du côté du social et du culturel, comment la génération du baby boom a défini ses solidarités et ses passions avec, à la main, cet instrument qui fut, emblématique, celui de son émancipation.

Elvina Fesneau a su mobiliser des sources  originales. Ainsi a-t-elle pu pallier largement la disparition ou l’inaccessibilité des  archives des principales entreprises françaises et de leur syndicat, probablement dispersées ou détruites lors des nombreuses évolutions ultérieures, rachats, faillites et déménagements. (On déplore que les dirigeants d’entreprise n’aient pas plus souvent le souci de la responsabilité sociale qui devrait être le leur à cet égard ; et on salue d’autant plus volontiers l’intérêt des papiers profus d’André Danzin, qui fut chef du laboratoire du département de recherches physico-chimiques à la Compagnie Générale de Télégraphie sans Fil (CSF),  dont on constatera qu’ils constituent une pépite qu’on est heureux de voir paraître au jour). Les archives publiques –écrites, parlées, filmées- et celles des banques sont riches, en revanche, et l’auteur en a fait son miel, avec sagacité, tout comme elle a fait son profit de la presse généraliste ou spécialisée.

Ce livre éclaire avec pertinence, sous la lumière qui est la sienne, diverses questions importantes. Celle d’abord des relations entre invention et innovation : c’est un sujet de curiosité constante  que l’entrelacs  des rythmes différents, certains trop lents pour le succès, d’autres trop prompts. Le monde des ingénieurs, avec leur pesée (ambivalente) sur l’évolution de le production est abordé de la sorte, spécialement au long de l’étude poussée d’un cas d’échec, éclatant et fort instructif, celui du premier poste français, le  Solistor. « Il ne suffit pas d’être le pionnier pour réussir », nous dit l’auteur à juste titre.  On songe, au fil des pages, à la formule fameuse de l’immortel Oscar Barenton, confiseur, né de l’imagination avisée du spirituel Auguste Detœuf, le patron d’Alsthom entre les deux guerres : « Il y a trois manières de se ruiner: le jeu, les femmes et les ingénieurs. Les deux premières sont plus agréables – mais la dernière est plus sûre ».

L’histoire du poste à transistor instruit aussi, comme on verra, sur l’opposition –classique et parfois forcée- entre économie de l’offre et économie de la demande. Attente des progrès à venir chez beaucoup de clients potentiels, s’abstenant donc d’acheter, « pour l’instant »…, enthousiasme prématuré de la presse spécialisée, efficacité et illusions de la publicité affichant des arguments variés et de portée fort inégale (on goûtera, soit dit en passant, les images de la « réclame », qui renseignent sur le moment d’une sensibilité collective). Les analyses proposées s’enrichissent d’informations nombreuses sur la sociologie et la chronologie de la diffusion selon les milieux et les classes d’âge.

Le rôle des pouvoirs publics, à tous les stades du développement de ce produit nouveau, appelle d’autre part des observations qui dépassent l’objet strict de l’étude, qu’il s’agisse des encouragements par le levier des subventions ou de la pesée sur les importations et les exportations. La culture propre aux hauts fonctionnaires concernés, au cœur des « Trente Glorieuses »  est marquée par l’alternance, chez eux, du scepticisme et de l’élan patriotique.

La question classique, et centrale, des liens entre l’émergence du nouvel outil et le contenu des émissions radiophoniques est traitée également avec pertinence. Elina Fesneau montre bien que le démarrage d’Europe n°1 et ses premiers succès sont antérieurs à la diffusion des « transistors », mais que la réussite est évidemment appuyée par celle-ci. L’ensemble des quatre grandes stations populaires, dont trois « périphériques », en est bientôt marqué, avec toutefois un certain retard du côté du service public. Les « autoradios » et les postes qui changent désormais le quotidien des chauffeurs routiers font émerger des émissions de nature nouvelle, notamment la nuit.

L’évocation des événements de Mai-68 vient clore opportunément l’étude, confirmant, s’il en était besoin, le rôle essentiel qu’y a joué la radio, portée et diffusée par le nouvel appareil. Celui-ci est désormais bien installé dans les pratiques culturelles et civiques, les comportements journaliers et un certain art de vivre. Le poste portable qu’ont immortalisé au creux du bras de Daniel Cohn-Bendit les photographes des agences rappelle pour l’Histoire que les émeutes dans les rues n’auraient pas pu prendre leur essor et trouver leur succès sans le concours de cet objet spécifique que fut le « transistor », et de sa mobilité.

Qui a le goût des rapprochements d’une époque à l’autre ne se privera pas de songer au rôle des téléphones portables à multi-usages au centre des puissants mouvements collectifs qui ont secoué en profondeur des pays arabes dans les débuts de l’an 2011 : au moment ou je rédige ces lignes, la portée historique de ces soulèvements demeure encore incertaine, mais quoi qu’il en doive advenir, cet écho spécifique, à quatre décennies de distance, est voué à attirer l’attention et à susciter la réflexion.

Jean-Noël Jeanneney, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, ancien président de Radio France et de RFI