«Le Monde» et ses nouveaux maîtres

Critique du livre d'Odile Benyahia-Kouder, "Un si petit monde" (Fayard 2011), dans Le Nouvel Observateur, 14-20 avril 2011.

« Les intérêts transigent toujours, les passions jamais ». Le propos célèbre d’Alain  est mis à mal par Odile Benyahia–Kouider – tant la chronique, claire et précise,  qu’elle consacre à la crise qui vient de secouer Le Monde confirme cette vérité qu’on retrouve à chaque pas lorsque le milieu des affaires rencontre celui de la presse : les passions s’y montrent si intimement mêlées aux intérêts qu’il est tout à fait vain de prétendre les séparer.

On connaît l’enjeu de la bataille: les comptes du journal étant alourdis par la baisse des ventes et de la publicité et par la part accrue des frais fixes, il devenait inévitable de faire appel à des investisseurs extérieurs –et non plus seulement à un niveau limité, propre à préserver, comme précédemment, le pouvoir de la Société des rédacteurs et des sociétés sœurs sur la nomination du patron, et en définitive sur l’avenir du journal. Rupture historique ! Au profit d’un trio constitué de Pierre Bergé, de Matthieu Pigasse, associé de la banque Lazard, et de Xavier Niel, le florissant fondateur de Free, fournisseur d’accès à Internet. Ils l’ont emporté sur une équipe adverse formée autour de Claude Perdriel et de Denis Olivennes, avec le concours de France Télécom.

Sur ce rude tournoi, dont la poussière est à peine retombée, le lecteur se sent invité à jeter des regards divers.

Romanesque d’abord… Les acteurs sont bien campés, dans la variété des ressorts qui les animent, du plus noble au plus narcissique : une revanche sociale à prendre, une rancune à assouvir, la quête d’un tremplin pour des ambitions d’avenir; dans la complexité des temporalités, avec les latences de la prudence ou de la candeur, les brusques accélérations du destin, les chances qui passent si vite et qu’on ne saisit pas; dans la part du hasard aussi, les secrets éventés parce qu’on se croise à l’improviste dans un restaurant ou lors d’un week-end à la campagne, les habiletés ou les faux-pas des éminences grises…

Regard historique, aussi bien. Le Monde de Beuve-Méry n’a pu naître et se développer que par la volonté inflexible du fondateur de se maintenir intensément libre à l’égard de l’argent. « Vous ne verrez derrière moi, répétait-il volontiers, ni banque, ni église ni parti » (Odile Benyahia-Kouder fait de ce mot, pour contraste, l’épigraphe de son ouvrage). Et il aimait aussi raconter qu’il avait eu la fierté, un jour, de refuser de se vendre contre son poids en or.

Autres temps : on  se trouve renvoyé plus loin en arrière, jusqu’à la Troisième République. Et s’affiche le retour de comportements alors répertoriés: la cour assidue faite aux individualités enrichies par leur entregent ou leur héritage, et libres, dans l’usage de leur argent, de l’emprise tatillonne des grandes affaires ; l’accent mis, pour les attirer, sur la satisfaction mondaine qu’ils éprouveront à ce qu’on les sache –ou qu’on les croie- influents par droit de propriété sur une feuille prestigieuse ; la garantie (plus discrètement invoquée) que leur activité et celle de leurs proches seront traitées avec aménité dans les colonnes du journal. Quant aux échecs des gouvernements de jadis tâchant de peser sur les choses, ils sont innombrables : comme, à nouveau, en l’occurrence, l’épisode du président de la République manifestant, à l’étourdie, sa préférence pour le projet de Claude Perdriel, au grand dam de celui-ci, qui s’en trouva plombé et qui n’en pouvait mais.

Le troisième éclairage (l’essentiel ?) est civique. Le Monde, nous l’aimons, – lecteurs assidus, qui entretenons de si longue date avec lui des relations affectives autant qu’intellectuelles. Au fond nous pensons qu’il nous appartient un peu, en même temps qu’à ses nouveaux maîtres, et nous savons que la démocratie française, comme les forces du mouvement, a besoin de lui.

Nous n’avons pas la naïveté dont semblent avoir témoigné certains journalistes, stupéfaits de la rudesse des capitalistes venant imposer brutalement des économies et un autre style de gestion : oui, ils sont ainsi…  Mais nous sommes anxieux de savoir si ces derniers comprendront que la prospérité future de leur bien et leur réputation personnelle ne dépendra pas seulement de leur cohésion préservée,  (les triumvirats ont rarement duré, en Histoire, y compris au début du Monde…) mais surtout de la liberté qu’ils laisseront à la vertu et à la lucidité des rédacteurs. Le récit, qui clôt le livre, de la désignation du nouveau directeur est  encourageant, puisque les actionnaires –en quête pourtant d’abord d’un « quadra » !- semblent bien avoir craint son expérience professionnelle et sa liberté d’esprit, avant de s’y résigner. Allons, conservons notre optimisme -farouchement! 

Jean-Noël Jeanneney