L’actualité au regard de l’Histoire

Le Huffington Post, 15 octobre 2013

(extrait tiré de la préface de l'ouvrage "L'actualité au regard de l'Histoire")

Le 15 mars 1946, Charles de Gaulle, qui avait quitté le pouvoir quelques semaines auparavant et qui espérait fort y revenir un jour, inscrivit la dédicace que voici sur la première page d'un livre donné à l'un de ses fidèles: "À René Capitant, mon compagnon, mon ami: ex praeterito spes in futurum". Cette formule latine "L'espoir pour l'avenir s'enracine dans le passé"- avait été repérée par lui au musée du Luxembourg, à Paris, dès 1924, et soigneusement notée dans l'un de ses carnets.

J'ai le goût de la reproduire au début de cet ouvrage, telle qu'elle s'offre à l'attention et à la curiosité de ses lecteurs. Un premier volume, Au regard de l'Histoire. L'actualité vue par les historiens. Du printemps arabe à l'élection présidentielle (Autrement, 2012), a fait la preuve, à supposer qu'il en fût besoin, qu'un large public est prêt à accueillir avec faveur le principe d'un dialogue multiforme entre l'actualité et la longue durée.

Le public qui afflue aux Rendez-vous de Blois, dans le cadre desquels cette aventure est née et perdure, le public qui nous rejoint dans la conviction que l'Histoire, entre autres mérites, est indispensable pour éclairer le présent, pour hiérarchiser les événements parmi le désordre des nouvelles qui nous assaillent de toutes parts et pour maîtriser les émotions qui en découlent; dans la certitude aussi qu'elle est à même de contribuer -ex praeterito…-, au jour le jour, à la sagacité et à la sagesse des citoyens, au principe même de la démocratie. Tel est le propos de ce livre tel que je l'avais explicité, voici un an, en tête du premier tome, dans une déclaration d'intention dont je reprends ici l'essentiel et qui continue de nous animer.

La surface des choses, dont les médias se font le reflet, selon leur très honorable vocation, fascine l'observation et parfois paralyse l'intelligence des choses. "Le proche passé, écrivait encore Marc Bloch dans L'Étrange Défaite, est pour l'homme moyen un commode écran; il lui cache les lointains de l'Histoire et leurs tragiques possibilités de renouvellement". C'est chez certains, cependant, une profession de foi que l'adhésion aux seules séductions du jour le jour -par une sorte de rejet de la transmission que fustigeait le même Marc Bloch quand il dénonçait, cette fois dans Apologie pour l'Histoire, "le privilège d'auto-intelligibilité reconnu au présent".

Il craignait la contagion du "tour moderniste inné à toute mentalité d'ingénieur. Pour mettre en marche ou réparer une dynamo, est-il nécessaire d'avoir pénétré les idées du vieux Volta sur le galvanisme? Par une analogie, sans doute boiteuse mais qui s'impose spontanément à plus d'une intelligence soumise à la machine, on pensera de même que pour comprendre les grands problèmes humains de l'heure et tenter de les résoudre, il ne sert à rien d'en avoir analysé les antécédents…". C'est pourtant faire bon marché, à grand risque, du rôle de la longue suite des temps pour modeler ce que nous sommes et pour définir la latitude de nos choix.

Prenons conscience, d'autre part, qu'on ne comprendra ce passé-là que si l'on sait découvrir qu'il n'est jamais linéaire. Et voici la deuxième certitude qui fonde notre projet: elle concerne les différents rythmes de cette durée, les allures inégales du changement, dans l'ordre du plus matériel comme dans celui des mentalités. Pas question d'ignorer les vivacités du plus visible; mais nous savons bien, désormais, que circule plus profondément, plus lentement aussi, tout un ensemble de mouvements, dans l'ordre des faits matériels comme dans celui des représentations -angoisses et aspirations, convictions, stéréotypes, visions du monde-, qui doit être exhumé par qui veut interpréter au plus près les conjonctures successives; sans qu'on doive faire non plus bon marché des mutations si lentes qu'elles peuvent parfois prendre les figures de l'immobilité.

Il est enfin une troisième conviction dont on ne peut faire l'économie. Certes, il n'existe jamais de répétition intégrale en Histoire, comme on ferait plusieurs tirages d'une même photographie, tant est illimitée l'imagination des événements à partir de causalités dont l'entrelacs assure une variété infinie de déroulements. Jean Jaurès écrivait à bon escient, dans son grand livre L'Armée nouvelle, en 1911: "Il n'y a jamais dans l'Histoire de recommencement absolu; l'Histoire est merveilleusement utile quand on l'étudie dans sa diversité, dans son perpétuel renouvellement et dans sa perpétuelle invention, mais elle affranchit de toute imitation servile par son infinité même et par son mouvement".

Et cependant, tout en excluant en effet toute "imitation servile" et en laissant toute sa place à la contingence, on se doit de constater, à la lumière d'une double expérience, tant civique qu'historiographique, que foisonnent, d'une époque à l'autre, les échos, les résonances et les rebonds. Il existe des morceaux d'enchaînement dont les ressemblances frappent et dont l'itération renseigne, des réactions collectives qui se retrouvent assez similaires pour que leur retour soit éclairé par l'évocation des précédentes. De cette "concordance des temps", comme j'ai choisi naguère de l'intituler, en détournant sans vergogne une définition grammaticale, je gage qu'on constatera ici quelques exemples remarquables.

Je sais gré au Monde et à France Culture d'avoir joué le jeu avec les Rendez-vous de l'Histoire et les éditions Autrement. Ma reconnaissance est grande aussi envers les historiens, collègues et amis qui ont accepté, avec un élan parfait, de pratiquer cet exercice intellectuel et civique. Celui-ci s'applique à douze événements ou séries d'épisodes-deux de plus que la première fois-, qui nous paraissent avoir marqué, en profondeur, les quinze mois écoulés. La logique de nos choix s'appréhendera aisément. Je n'ai pas exclu de tenir compte de la vitalité de l'historiographie dans tel ou tel domaine pour en faire profiter nos lecteurs. Mais c'est, bien sûr, une appréciation plus simple qui, pour l'essentiel, a guidé l'établissement de cette liste: la portée actuelle de ces sujets, telle que chacun peut la ressentir.

Dans notre univers mondialisé, ce qui touche à la France n'est jamais insulaire et se rattache toujours à de plus vastes évolutions: qu'il s'agisse de la violence mafieuse à Marseille, enracinée de longue date dans l'originalité d'un port international, du dopage dans le sport cycliste, entre argent, moralité et lois du spectacle, de nos controverses fiscales, au centre de l'Europe en crise, ou encore de la place des musulmans dans notre société, tout à la fois richesse et défi pour la République. Quant à la bataille du "mariage pour tous", elle ne peut se comprendre sans être resituée dans l'évolution des représentations de l'homosexualité dans tout l'Occident.

Nous nous porterons, d'autre part, vers des lieux divers de la planète qui ont connu de violentes secousses; la plupart restent grosses d'incertitudes, souvent angoissantes: l'intérêt n'en est que plus grand de travailler (tout en modifiant nos textes le plus tard possible, jusqu'aux dernières épreuves du livre) à en scruter la signification historique et à en jauger les composantes. Tout, toujours, s'enracine dans le lointain.

Ainsi de l'interminable calvaire de la Syrie, terre depuis longtemps si meurtrie; ainsi de l'antagonisme de la Chine et du Japon s'affrontant âprement au prétexte de toutes petites îles; ainsi de la guerre du Mali, une terre où l'opposition du Nord et du Sud est pluriséculaire; ainsi même du Venezuela de l'après-Chávez, qui continue de regarder obstinément vers le mythe inoxydable de Bolívar.

Les élections américaines qui ont vu le second succès d'Obama ont impressionné à nouveau les observateurs par un mélange d'archaïsme et de modernité: en s'attachant à leur financement, dévergondé, qui en témoigne, on mesure, ici encore, le poids de l'Histoire. Quant au conclave qui a élu le pape François, il se lit selon un relief plus révélateur que celui proposé sur-le-champ par les gazettes, si l'on se met en quête de la longue chronique de cette institution, au cœur de l'Église catholique. Restent enfin les éléphants en péril, dont l'apparition surprendra peut-être -et pourtant, les relations que les hommes ont entretenues avec eux, de la tendresse à l'extermination, appellent, comme comme on verra, qu'on se porte plus loin encore en arrière, en deçà de l'ère chrétienne: par quoi ces honorables pachydermes se feront, plus même que d'autres acteurs qui traversent ces pages, didactiques au service de notre démonstration.