La solitude d’un individu face à un autre
Entretien dans La Croix, le 27 avril 2012.
La solitude d’un individu face à un autre
« Le duel, au sens propre du terme, a opposé directement les hommes politiques pendant tout le XIXe siècle et jusqu’en 1914. Des affrontements, des agressions verbales qui surgissaient au parlement ou par la presse interposée, créaient une montée de passions qui ne pouvaient pas s’épuiser par la voie parlementaire et trouvaient leur issue sur le pré. La Première Guerre mondiale a frappé soudainement de désuétude le duel, devenu une forme de violence trop dérisoire après l’affreuse boucherie humaine de 1914-1918.
Dès lors, cette pratique, physiquement parlant, a été reléguée à la marge des mœurs politiques. Les quelques épisodes qui éclatent par la suite ne sont guère que des pantalonnades. Le dernier en date remonte à la fin des années 1960, opposant Roger Ribière à Gaston Defferre. Celui-ci avait traité le député gaulliste d’«abruti» dans l’Hémicycle et avait refusé de retirer cette insulte, provoquant un duel qui était bien conforme à son tempérament flamboyant mais ne fut pas pris au sérieux par les contemporains.
Au-delà des duels proprement dits, la vie parlementaire d’avant 1914 est marquée par des joutes oratoires le plus souvent polyphoniques mais qui se concentrent aussi parfois d’homme à homme, dans l’Hémicycle. Ainsi en juillet 1885, entre Georges Clemenceau et Jules Ferry sur la colonisation. Ou en 1906, entre le même Clemenceau, parangon d’un certain jacobinisme radical, et Jean Jaurès, incarnant le socialisme. Clemenceau, qui s’est battu en duel une douzaine de fois, était redouté tout autant pour son épée et son pistolet que pour son éloquence. On passait d’un registre à l’autre.
Au demeurant, les duels oratoires émergeant par moments, n’obéissaient pas aux règles et n’annonçaient pas les formes qu’ils ont connues à la télévision sous notre Ve République. Le duel politique, tel qu’il s’est développé par la suite, notamment entre les deux «finalistes» de la présidentielle, est apparu à la rencontre de deux phénomènes : l’arrivée des «étranges lucarnes» et l’élection du président de la République au suffrage universel, qui n’existait plus depuis 1848.
C’est pourquoi ce rite n’a pas d’équivalent auparavant en France ; ni chez nos voisins d’ailleurs, puisque les régimes parlementaires y acceptent moins que chez nous une telle cristallisation du pouvoir dans des personnalités uniques, incarnant une gauche et une droite et qui se trouvent en prise directe avec la population entière, «par-delà les intermédiaires», comme disait de Gaulle, la métaphore de l’agora grecque ou du forum romain trouvant ici une efficacité inédite.
Il y avait eu des duels auparavant à la radio, dès les années 1960 : entre Michel Debré et Guy Mollet, notamment, en 1962 puis entre Michel Debré et Pierre Mendès France sur Europe n° 1 en 1965, sous la forme, dans ce dernier cas, de trois émissions successives qui ont marqué les esprits ; la radio périphérique était alors plus libre que la télévision gaulliste. Ces duels radiophoniques sont la préhistoire de ce qui deviendra par la suite, après le premier grand débat télévisé de 1974, entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, un rituel républicain, toujours respecté depuis lors – à l’exception de 2002 où précisément il ne pouvait s’agir, comme nous le savons, d’un affrontement entre la gauche et la droite.
L’exemple américain du duel Nixon/Kennedy de 1960, retentissant, a aussi joué. Ce précédent fascinait un homme comme Valéry Giscard d’Estaing. D’autant qu’une mythologie commence à naître selon laquelle tout se serait joué lors de ce débat et que la télévision ferait l’élection. On est revenu de cette illusion, et c’est heureux à la fois pour la vérité des faits et pour la liberté de la télévision. L’expérience prouve que les duels n’ont d’influence qu’à la marge (sauf effondrement, improbable, de l’un des protagonistes) sur le résultat, sauf en cas d’élection extrêmement serrée.
Il n’empêche : la dramaturgie est forte. Dans tous les cas, qu’il soit télévisé, oratoire ou sur le pré, le duel, avec ses règles et ses témoins, marque d’abord la solitude d’un individu face à un autre. Quoi qu’on fasse, quelle que soit sa préparation, on se retrouve tout seul, avec sa tension intime, ses possibles lapsus, la part de hasard. Il faut maîtriser le tempo, savoir fatiguer l’autre, user d’une «botte» soudaine, comme la «petite phrase» préparée à l’avance, placée à bon escient, qui fait mouche. C’est ce qui fait tout le spectacle dans l’arène. Au reste n’ayons crainte : le duel politique télévisé, notamment lors de la présidentielle, est voué à se perpétuer car il se trouvera toujours l’un des deux prétendants pour provoquer l’autre, qui ne pourra pas plus se dérober que jadis un “gentleman” souffleté. »
Recueilli par SÉBASTIEN MAILLARD