Entre l’arrivée attendue des conclusions du rapport de la commission Tessier, la condamnation de Google dans son procès contre les éditions la Martinière et l’annonce de l’allocation d’une enveloppe de 750 millions d’euros pour la numérisation du fonds patrimonial des bibliothèques, la question numérique devrait occuper l’année 2010. Rencontre avec Jean-Noël Jeanneney, l’ancien président de la bibliothèque nationale de France et fer de lance de l’opposition au projet Google livres.
La numérisation des fonds patrimoniaux est devenue l’un des enjeux majeurs de la culture. La question de la hiérarchisation de l’information, de l’accès et de l’indexation des textes opposent Google, société californienne (re)connue pour son génial moteur de recherche, devenu l’outil indispensable et quasi exclusif de millions d’internautes, à des éditeurs et à des bibliothèques du monde entier dont elle envisage de numériser le fonds. La firme américaine proclame vouloir notre bien. Et c’est vrai qu’à la lecture da la page de présentation de Google livres, version française de Google books, lancée le 14 décembre 2004, on peut lire : « La société Google s'est fixé pour mission d'organiser l'information mondiale dans le but de la rendre accessible et utile à tous ». « Le propos et l’intention sont nobles, l’ambition considérable. Mais revient-il à une entreprise privée monopolistique ou quasi monopolistique d’organiser l’information du monde ? Je crois que non. Il est indispensable que d’autres le fassent pour permettre de faire accéder à la connaissance et l’héritage du passé selon d’autres critères de classement que le profit. Le grand problème de la toile, c’est le désordre. L’essentiel est de savoir ce qu’on choisit et comment on le fait. Or, cette organisation de l’offre me paraîtrait périlleuse si elle était confiée seulement à une entreprise enracinée aux Etats-Unis et dont le ressort est au premier chef le profit» tempère Jean-Noël Jeanneney, l’ancien président de la bibliothèque nationale de France qui fut l’un des premiers et des plus virulents pourfendeurs de l’appétit de Google.
Du point de vue des internautes, le projet de la start-up devenue géant de la Toile, a de quoi séduire. En mettant à leur disposition des livres épuisés, des œuvres libres de droit ou des extraits de livres soumis aux droits d’auteurs, elle offre, pour l’heure gratuitement, un panel alléchant de la culture mondiale. Encore eût-il fallu qu’elle demande l’autorisation aux ayants droits. C’est tout l’enjeu du procès des éditions la Martinière, propriétaire du Seuil, contre le géant américain. Condamné à 300000 euros d’amendes, Google n’a plus le droit de numériser sans leur accord les ouvrages du groupe La Martinière et des membres du Syndicat national des éditeurs (SNE). La firme américaine a trente jours pour se plier à la décision du TGI de Paris. Si elle décidait de passer outre, elle encourrait une «astreinte de 10 000 euros par jour de retard ».
Un verdict salué par Jean-Noël Jeanneney. « Si on cherchait à se persuader que tout monopole est dangereux, on en trouverait une démonstration éclatante dans le comportement de Google qui a foulé aux pieds avec beaucoup d’arrogance les principes fondamentaux du droit d’auteur. On ne reproduit pas, sauf des extraits très brefs, sans l’autorisation de l’auteur des textes qui ne vous appartiennent pas. Or, ils ont numérisé et diffusé sans autorisation. Je suis très content que la justice de mon pays ait affirmé que cela est insupportable. »
Reste que le litige n’est pas réglé. Google a signifié son intention de faire appel. En outre, sur les 10000 ouvrages incriminés par les éditeurs français, seuls 300 ont été retenus par le tribunal. Si l’on ajoute que Google France, par la voix de son conseiller juridique Benjamin du Chaffaut, interprète la décision à sa manière, la numérisation porte en germe de nombreux différends. «Ce qu'on nous a interdit, c'est de poursuivre la numérisation, mais surtout l'affichage référencement de ces ouvrages, et uniquement les ouvrages de La Martinière. Ce n'est pas une injonction générale d'interdiction de référencer tous les ouvrages de tous les éditeurs».
Reste que la donne a changé. L’annonce de l’allocation de 750 millions d’euros du Grand emprunt à la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques rééquilibre le rapport de force. « J’ai accueilli cette nouvelle avec satisfaction, comme la preuve que les idées que nous avons été un certain nombre à défendre étaient en train de susciter l’adhésion des pouvoirs publics et en particulier du chef de l’Etat. Certes il faut voir comment cela s’organise, se distribue. Il y a mille possibilités de répartir le champ de la numérisation mais, encore une fois, il faut être suffisamment fort pour ne passer sous les fourches caudines d’une grande puissance comme Google. Le danger n’est pas de converser avec eux. Il est de se mettre en position de faiblesse. Ce serait à la fois une atteinte à la diversité culturelle, à la spécificité de notre civilisation et à notre dignité politique. L’enjeu est primordial pour la France et l’Europe » éclaire Jean-Noël Jeanneney.
Est-il concevable d’aller un jour vers un partenariat public-privé ? « Je n’ai aucun esprit doctrinaire dans ce domaine. Mais il revient à l’Etat, aux pouvoirs publics de dessiner le chemin et d’assurer la pérennité du support. Une fois que nous aurons numérisé nos livres, plus tard, on pourra réfléchir à des accords de coopération, mais seulement sur un pied d’égalité et sans jamais aliéner les fichiers numériques. Google n’est pas le diable. Mais, il ne fallait pas négocier la corde au cou. On disait qu’on ne pouvait pas trouver l’argent. Maintenant, on l’a. Cela nous rend l’espoir, nous rassérène. Mais la vigilance doit demeurer grande».