La numérisation des œuvres du patrimoine écrit

Madame la présidente, je vais essayer de ramasser en quelques minutes l’expression d’une conviction que j’ai portée pendant deux ans à la tête de la Bibliothèque nationale de France et que, jusqu’au mois d’août dernier, je ne m’attendais pas à avoir à promouvoir à nouveau.

Cette conviction est que doit s’épanouir – en concurrence et en complète indépendance par rapport à Google Livres – une bibliothèque numérique européenne riche des initiatives publiques des différentes bibliothèques nationales de l’Union. Cinq arguments essentiels me paraissent justifier cette initiative de si grande portée civique.

Le premier est culturel. La grande menace, sur la Toile, est celle du vrac, du désordre car avoir accès à tout, c’est n’avoir accès à rien. Par conséquent, les critères de numérisation et de classement sont essentiels, et je me permets de vous renvoyer à cet égard à l’article fondamental du professeur Roger Chartier, du Collège de France, publié récemment dans Le Monde. Il faut donc une diversité : éviter à tout prix de laisser un monopole à une grande firme, quelle qu’elle soit, et ce afin de servir la conviction, affirmée par l’UNESCO elle-même il y a deux ans, de l’absolue nécessité d’une diversité culturelle sur notre planète. L’un des deux géniaux fondateurs de Google, Sergey Brin, ne disait-il pas très clairement en 1998 : « Comme le montre l’histoire des médias, les moteurs de recherche financés par la publicité seront, par nature, biaisés aux dépens des consommateurs » ?

Le deuxième argument est technique. Dans cette migration des supports, il existe une très grande incertitude quant à la pérennité des richesses qu’il s’agit de porter jusqu’à nos petits-neveux et bien au-delà. Or de grandes institutions publiques sont, me semble-t-il, plus à même que des firmes – certes honorables, mais vouées par nature à attendre un retour d’investissement rapide – d’assurer cette pérennité essentielle, que nous devons chèrement défendre.

Le troisième argument est juridique. Il a gagné en force depuis que telle grande bibliothèque régionale de France a contracté avec Google. En effet, que cette firme s’assure pour un long temps, par des clauses secrètes, la pleine propriété des fichiers est de nature à inquiéter s’agissant de richesses à caractère public. À cet égard, je vous renvoie à un numéro récent de la revue de référence L’actualité juridique du droit administratif (AJDA), dans lequel Thibault Soleilhac indique : « En numérisant un fonds entier, ou du moins une partie considérable des collections, la firme Google s’assure un droit de propriété sur une bibliothèque, c’est-à-dire un bien unique constitutif d’une universalité. Les bibliothèques concernées sont cependant essentiellement publiques et incorporées au domaine public ».

Le quatrième argument est, je n’hésite pas à le dire, de caractère moral. Depuis quelques années, on assiste à un effet direct et tout naturel de la domination d’un oligopole – mais l’histoire en donne bien d’autres exemples – : une absence de vergogne, qui a conduit les éditeurs français en justice, Google ayant mis en ligne des livres qu’elle ne possède pas, ce sans l’accord des éditeurs et des auteurs. Ces effets pervers sont d’ailleurs condamnés de longue date par l’Amérique elle-même, par les lois antitrust dont j’ai le sentiment qu’elles vont, en ce domaine également, jouer un rôle efficace dans un proche avenir.

Le cinquième argument est de caractère diplomatique au sens le plus élevé du terme. Tout autour de la planète, après le mouvement mis en branle voici quatre ans, un grand nombre de pays ont constaté que, sans arrogance, sans prétention, la France était en train de dessiner un chemin, de montrer qu’il était possible de faire autre chose que de contracter avec Google. La traduction en quinze langues, y compris en américain, du petit livre de combat que j’avais publié en 2005 est révélatrice de l’intérêt que suscite une telle option. Au Japon, où je me suis rendu en septembre pour la traduction japonaise, la Diète a décidé de multiplier par cent la ligne de crédits accordée à sa bibliothèque nationale, pour la porter à 90 millions d’euros, afin de numériser 900 000 ouvrages d’ici à deux ans. Et mes interlocuteurs japonais m’ont fait part de leur incrédulité et de leur stupéfaction quand ils ont appris que la France pourrait rompre avec la ligne de conduite qu’elle avait précédemment adoptée.

Vous le voyez : la numérisation revêt une importance à la fois concrète et symbolique. Bien sûr, quand on parle culture, on parle aussi politique et finances, mais c’est si peu de chose en considération de tous les pays qui nous ont suivis et de l’enjeu que représente la francophonie. À cet égard, je vous renvoie aussi à un article du Monde dans lequel Mme Bissonnette, ancienne et prestigieuse présidente et fondatrice de la magnifique bibliothèque nationale du Québec, s’étonnait de nous voir renoncer à l’essentiel des ressorts ayant légitimement fait notre fierté et entraîné l’adhésion de sa province.

Aux heures où un grand choix politique s’impose, il y a toujours, comme le disait de Gaulle à propos de Beuve-Méry, des « messieurs faut qu’ça rate », autrement dit des gens pour qui on est toujours trop petit ou trop faible pour ne pas se résigner à aller dans le sens où nous entraînent des forces qui nous dépassent… Je ne crois pas qu’il en soit ainsi et vous engage donc, mesdames et messieurs, à ne pas écouter les « messieurs faut qu’ça rate » !