Images d’après : Cinéma et génocide au Rwanda
Images d’après
Parce que, parmi la longue suite des barbaries dont l’humanité a scandé son histoire, d’âge en âge, les génocides du siècle dernier semblent constituer l’horreur absolue, ils ont appelé quelquefois la tentation d’un silence stupéfié : celui de la solidarité impuissante, de l’intelligence hébétée, de la sensibilité paralysée.
Or, c’est d’abord par la création littéraire et artistique qu’en chaque occurrence les victimes, leurs contemporains, leur descendance ont paru parvenir, peu à peu, à regarder ce qui fut sans ciller et à en assumer le fardeau. L’ouvrage que voici prend son prix sur le fond de cette évidence: à propos du Rwanda, à propos du cinéma, à propos de la fiction quand elle s’affirme capable de plus de lucidité profonde que beaucoup de reportages à l’écrit ou de documentaires à l’écran.
Les ingrédients sont tous présents, qui font de cet ouvrage un bon livre d’histoire et de civisme. Les descriptions sont les plus concrètes possibles, mais elles conduisent à des réflexions qui les dépassent de beaucoup à propos de ce qui peut, en dépit de tout, permettre à un peuple de continuer à vivre ensemble – ensuite. Quinze ans après la tragédie, le corpus des œuvres concernées est encore assez limité pour que l’auteur puisse consacrer à chacun d’entre eux une étude attentive et précise : quant au déclic qui l’a fait naître, aux intentions des auteurs, aux racines géographiques du projet, aux conditions de la réalisation, aux aléas de la réception ; mais assez riche déjà pour qu’au fil de cette chronique inachevée on puisse fructueusement faire halte et poser les bonnes questions, celles qui sont vouées à garder leur pleine intensité dans la suite des temps. Les réponses ont la sage modestie de se savoir provisoires mais la juste audace de s’estimer pertinentes. On ne s’attend pas que je les résume ici. Voici trois éclairages seulement, parmi d’autres, en introduction à ce beau travail.
Une première interrogation concerne cette capacité de la fiction à faire comprendre l’infinie complexité de tels événements plus profondément que ne le pourrait le documentaire. Tout en négligeant les vaines querelles de prééminence, on verra se confirmer ici la vertu de ce décentrage spécifique que permet la première, sa légitimité à ne se poser jamais comme exhaustive, donc à choisir le spécifique qui parlera le mieux du tout, à justifier implicitement le degré de représentativité d’un personnage, d’un crime, d’une douleur. Sans trancher- heureusement- entre vérité et vraisemblance, l’auteur offre, au moins, sur l’authenticité de ce qui peut être dit ou montré, une jonchée de réflexions dont la portée dépasse largement le seul génocide rwandais. Et il convainc le lecteur qui en éprouverait encore le besoin de l’essentielle complémentarité des regards. La fiction se prête spécialement bien au jeu, dont il est question primordialement ici, des temporalités entrelacées des traumatismes et du souvenir. Et pas seulement dans le cas des commodités du flash-back auxquelles il est fait souvent recours. Mais plus profondément parce que la mémoire des individus et des peuples chemine selon des allures qui ne sont pas linéaires et qui se révèlent bien mieux au détour des histoires de chacun des acteurs , au rythme de ses tourments, que dans les énoncés qui aspirent à la généralisation.
Une deuxième moisson de réflexions concerne la dialectique des regards du dedans et du dehors –disons, pour faire bref, du monde des anciens colonisés et de celui des colonisateurs. Le ressort de la culpabilité de ces derniers est mis en lumière, avec toutes ses ambiguïtés. Car s’il serait fallacieux et absurde de faire un paradis de l’époque pré-coloniale et d’imaginer toujours paisibles les relations d’alors entre les ethnies, on mesure, au miroir de ces films, combien la suite a figé des oppositions que tempérait jadis l’entremêlement des voisinages et des parentèles. L’auteur démontre que les films qu’il considère permettent, chacun à sa façon, un examen lucide du rôle des missionnaires et des administrateurs dans le regard que cette société jette sur elle-même, dans l’exaspération de la spécificité des Tutsis et des Hutus, jusqu’à l’incompréhension, l’intolérance et la haine.
Enfin s’impose une interrogation quant aux effets de ces œuvres sur les opinions. Sur l’idée qu’en dehors du pays on se fera des responsabilités des uns et des autres, François-Xavier Destors laisse entrevoir, chemin faisant, vers laquelle des thèses en présence il penche, notamment pour ce qui concerne le rôle de la France, mais sans qu’on puisse considérer l’affaire comme définitivement éclaircie : au demeurant ce n’est pas dans la fiction qu’on cherchera l’équilibre de conclusions définitives. Mais on s’intéresse surtout à l’effet de ces films au cœur même de ce peuple condamné à vivre avec ce passé si proche. Le gouvernement de Kingali paraît n’avoir pas, dans l’ensemble, découragé leur tournage, le président Paul Kagamé ayant même affirmé publiquement, comme on verra, que l’expression artistique pourrait contribuer au processus de guérison du pays. Assurément pas à la mesure de ces procès publics, les gacacas, dont Anne Aghion a rendu l’intensité dans un poignant documentaire intitulé My neighbor my killer. Mais selon des réactions collectives qui, décrites ici, rappellent, par-delà les multiples reproches mêlés à l’émotion, combien peut être bénéfique, « post-traumatique », le travail multiforme de l’aveu des bourreaux et de la parole libérée des victimes au service d’une thérapie collective ; les processus ne peuvent, au gré de ces films, s’apercevoir qu’en surface mais il serait certainement injuste et probablement néfaste de leur refuser toute efficacité.
Jean-Noël Jeanneney