Et la France dans tout ça ?
Et la France dans tout ça ?
Chronique sur un thème imposé pour la Fabrique de l'Histoire d'Emmanuel Laurentin sur France Culture, à Blois, vendredi 14 octobre 2011
Comme elle nous est familière, la musique du renoncement, si douce et si caressante ! A quoi bon le combat pour notre langue, préservant sa portée universelle? A quoi bon l’orgueil de porter plus haut que d’autres le message des Lumières ? A quoi bon une différence de la France parmi les peuples du monde ?
Le gouvernement vient de pourrir un beau thème en rattachant un débat sur l’identité nationale à une immigration qu’il fustigeait. Nous en avons enragé, nous autres historiens, nous autres citoyens qui ne cessons pas de poursuivre, après Michelet et après Braudel, une réflexion sur la spécificité de la France ; mais qui savons aussi ce que, de siècle en siècle, les étrangers ont apporté à notre pays d’énergie et de talents; nous qui refusons que Déroulède nous cache Montaigne, La Fontaine, Voltaire, Victor Hugo et Charles de Gaulle, et tout autant Léonard, Van Gogh, Apollinaire, Marie Curie ou Picasso.
On le connaît bien, le refrain des esprits moroses, des résignés, de tous ceux qui répertorient avec complaisance les forces contraires au rayonnement de la France. Impuissante l’autorité nationale, enserrée d’en haut et d’en bas par l’Europe et par les régions, bousculées les frontières par les nouvelles technologies et par les flux financiers, dépassé l’orgueil d’une originalité, dérisoire le patriotisme. Le patriotisme… Faudrait-il donc accepter de faire litière d’un si beau mot, d’une passion si féconde?
Il est bien temps, en vérité, que la France réapprenne à ne pas confondre le réalisme avec la résignation. Il est temps que ses élites en finissent avec un insupportable abandon de notre langue. Qu’elles regardent donc vers le Québec ! La fierté n’est pas forfanterie, ni la détermination arrogance.
Savourons, oui, savourons les études d’opinion montrant que les autres Européens aimeraient à vivre chez nous si le malheur des temps les contraignaient à l’exil, mais sachons aussi que cette adhésion nous oblige au moins autant qu’elle nous honore. La beauté hors de pair de nos paysages, de nos monuments, la beauté de Paris, il nous faut, tout en n’y figeant rien, les mériter sans cesse; en refusant de céder à l’invitation de l’Allemand Sieburg, qui, dans les années trente déjà, nous encourageait à n’être qu’un jardin exquis pour le repos des guerriers d’Outre-Rhin ; de céder à l’appel des publicistes américains qui nous proposent aujourd’hui d’incarner une Vénus languide en face d’un Mars dominateur. Car que serait une France désarmée au cœur d’une Union européenne impuissante?
« France, mère des arts, des armes et des lois… » Du Bellay n’aurait vieilli que si fléchissait notre volonté collective et si nous cessions de révérer la Déclaration des droits de l’homme de 1789, non sans la mémoire, hélas ! de tous les moments où notre pays les a violentés, hors de ses frontières, ou chez lui-même, au fil de l’épée.
Nous mirer dans le regard des autres ? Oui, à condition que nous nous montrions exemplaires du côté de la résistance aux forces de l’argent triomphant, de la méfiance envers les cléricalismes, du respect obsessionnel des libertés publiques, de la solidarité envers les humbles que la Convention nous a prescrite voici déjà deux siècles, de la défense et l’illustration de la nature outragée. Nous trébucherons, ici ou là, bien sûr –mais il s’agit de nous vouloir toujours asymptotiques au meilleur. Et de nous assurer de la sorte que le monde n’en a pas fini avec la France.
Jean-Noël Jeanneney. 5 octobre 2011