Clemenceau et la grande guerre

Actes du colloque, Geste éditions, novembre 2010

Conclusion du colloque, p. 249-253.

Il me revient de tirer quelques conclusions  de ces rencontres d’où a surgi une figure magnifiquement vivante, comme nous le souhaitions, loin de ces  caricatures que le temps écoulé et quelques autres raisons ont dessinées dans la mémoire collective et dans les pages des manuels. Nous n’avons pas fait de Clemenceau, pour autant, un saint de vitrail, relevant chemin faisant diverses contradictions, d’erreurs de jugement, de passions destinées à égarer parfois sa lucidité. Et c’est bien ainsi.                 

Nous avons visionné avec bonheur le film de Diamant-Berger :  ceux qui étaient présents hier soir dans cette salle ont découvert cette surprise gratifiante qui nous a été  offerte (en attendant qu’on le propose « en boucle » au musée de la rue Franklin, je l’espère, je l’escompte, sur un bel écran « plasma »). Il y a là, pour qui a étudié l’homme dans les livres, (on possède seulement trois minutes, semble-t-il, de la voix enregistrée de Clemenceau lors de son dernier voyage aux Etats-Unis) l’occasion de trouver l’image vivante, mobile, frémissante parfois, du Tigre tel qu’il fut dans sa retraite.

S’est déployée ici une profusion de points de vue sur Georges Clemenceau, selon un faisceau qui a permis qu’il surgisse devant nous, -comment dire ?- en relief et non pas comme l’auraient montré les petites vignettes aplaties des manuels Lavisse d’autrefois. Ce résultat valorise l’énergie des organisateurs que  je tiens à remercier en votre nom à tous. Il justifie aussi la confiance du Sénat et je suis votre interprète en remerciant le président Larcher et toute son équipe de nous avoir accueillis dans cette salle qui porte précisément le nom de notre grand homme. Nous avons été enrichis et honorés aussi par la présence d’amis et collègues étrangers qui nous ont aidés à nous  protéger contre le gallocentrisme. Permettez-moi de leur dire en votre nom à tous que nous sommes contents qu’ils aient accepté de venir nous exprimer le regard qu’ils jettent sur Clemenceau.

Grâce à eux notamment nous avons restitué la complexité du personnage, dont le souvenir est toujours menacé par la simplification et le finalisme, autour des images du « premier flic de France » et du « Père la Victoire ». Ce risque ne vaut pas seulement en politique intérieure -qui n’était pas directement notre sujet-, mais aussi dans le champ de cette politique étrangère dont nous nous préoccupions ici: il me semble que la fin de la période historique qui court de  la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à la chute du Mur aura contribué à modifier le regard que nous portons sur l’ensemble de ces grands acteurs de la Troisième République commençante. Après la déconfiture des messianismes oppresseurs, ils reprennent des couleurs, ils reprennent  de la force -et Clemenceau au premier chef.                  

Si le risque de la caricature est plus grand dans son cas de que dans d’autres, c’est notamment à cause du parti qu’il  a pris lui-même de ne pas se raconter. Même s’il arrive qu’on fasse à d’autres égards des rapprochements légitimes entre Charles de Gaulle et Georges Clemenceau, la différence est ici éclatante. D’un côté, le Général préoccupé, dès qu’il quitte le pouvoir en 1969, de raconter à sa façon, et avec quel talent ! le rôle qu’il a joué, avec pour ambition primordiale de servir les générations suivantes et d’éclairer par son exemple la suite de la vie de la nation, de dessiner la manière dont lui-même se voit comme ayant  agi et pesé sur le destin de la patrie, en se refusant à commenter les événements survenus depuis son départ. De l’autre un Clemenceau  qui,  hélas !,  brûle ses papiers et qui refuse par principe de regarder en arrière, préférant faire un gros livre de sa réflexion ultime sur l’évolution de l’humanité. L’opposition est complète. S’il écrit Grandeurs et misères d’une victoire, ce livre  que Samuel Tomeï nous a restitué dans toute sa richesse humaine et intellectuelle, son ultime intervention est d’un polémiste et non pas le fait d’un véritable mémorialiste.                 

Marcel Wormser, notre cher président, nous a appelés, hier matin, à pourfendre «  des canards », pendant ces deux jours. Eh bien ! nous n’avons pas été infidèles à ce cahier des charges. Bien des canards gisent à nos pieds, mais je voudrais privilégier dans cette conclusion trois d’entre eux, trois idées fausses que nous aurons aidé collectivement  à mettre à mal. Je veux parler de la prétendue hostilité radicale, intrinsèque, aux Germains en tant que tels, ensuite du cliché peignant un Cincinnatus arraché de sa charrue et s’arrogeant tous les moyens du dictateur, et enfin de la thèse qui voudrait qu’il ait perdu la paix après avoir gagné la guerre.        

Sur tous ces points nous avons apporté des nuances et des modifications dont de nombreuses devraient être mieux intégrées à l’avenir dans la vulgate de l’Histoire qu’on enseignera : nous sommes quelques-uns à nous y employer.                 

L’hostilité aux Germains est souvent présentée comme héritée viscéralement de la défaite de1870. Or, nous nous sommes aperçus qu’elle était beaucoup moins marquée, beaucoup moins systématique, et  pour tout dire beaucoup moins sotte qu’on ne nous l’avait enseigné. A cet égard le propos initial de Sylvie Brodziak a été d’un grand prix puisqu’il nous a montré la complexité des relations de Clemenceau avec l’héritage littéraire de l’Allemagne, l’importance de Faust pour lui, la place que la connaissance de la science germanique a eue dans sa réflexion sur la Grèce en particulier, à quel que soit son attachement à l’Ecole française d’Athènes.                 

Ce qui a été dit d’autre part par David Watson sur la politique étrangère de Clemenceau pendant son premier gouvernement est éclairant et propre à nuancer, à propos des crises marocaines, ce que l’on y lirait à tort en schématisant son attitude rétrospectivement à partir de la suite de l’Histoire. Notable est le tournant de 1906 avec  ce malentendu provoqué par l’ambassadeur réactionnaire trahissant la volonté de Clemenceau auprès de l’Autriche-Hongrie à propos de la Serbie, tournant dont Siegfried Loëwe nous a dit la genèse. De même, le raidissement de 1911-1912, que Daniel Mollenhauer  nous a permis de mieux connaître, avec ce discours essentiel  en forme de rupture. L’attitude de Clemenceau à l’égard de la loi de trois ans, que Michel Winock nous a fait mieux comprendre, apparaît bien comme se situant dans la même ligne.                 

Chemin faisant, le même orateur a évoqué les rapports de Clemenceau avec Jean Jaurès. On n’a pas fini d’épuiser l’étude de ceux-ci depuis le moment, bien restitué par Sylvie Brodziak, où ils discutaient de l’Ennemi du peuple, la pièce d’Ibsen, au théâtre de l’Œuvre, chez Lugnë-Poe, et de l’interprétation qu’on devait donner de cette pièce politico-écologique. Ces relations entre eux valent d’être scrutées jusqu’à la fin, jusqu’à 1914, jusqu’au jugement étrangement sévère que le Clemenceau porte sur Jaurès devant Jean Martet -peut-être était-il mal luné ce jour là.             

Pour ce qui concerne l’hostilité aux Germains, nous avons été amenés à évoquer également l’anti-colonialisme constant de Clemenceau, qui lui confère tant de modernité, mais qui est apparu quelque peu nuancé à propos du Maroc. Son regard sur les colonies asiatiques et africaines était d’une nature assez différente.                 

J’en viens à cette image simpliste d’un dictateur surgissant pour imposer son joug à la France qui l’aurait accepté provisoirement parce qu’elle désirait et par conséquent approuvait son énergie. Cette image, il faut la remiser, et l’intervention de Jean-Jacques Becker, président d’honneur du Centre de recherches de l’Historial de la Grande Guerre à  Péronne (Centre qui a été si opportunément et utilement associé à l’organisation de de cette rencontre), a confirmé que,  comme toujours, les débuts sont éclairants. Je ne sais si ce que disait ce matin Christophe Girard à propos de l’amour et de la satisfaction spécifique qu’on éprouverait en gravissant l’escalier conduisant à l’être tendre et désiré s’applique vraiment en politique. Quoiqu’il en soit cela est de la belle histoire, où les anecdotes trouvent une portée qui dépasse largement leurs détails.  Voyez l’attitude de Poincaré à l’égard de Clemenceau, ses motivations. Nous ne nous sommes pas crus, ici, contraints de rabaisser les interlocuteurs de Clemenceau pour le grandir par contraste et je trouve que Poincaré n’a pas été maltraité dans ce colloque. Vous avez très bien montré, cher Jean-Jacques Becker, qu’on discerne dans son attitude d’autres motifs que cette prétendue obligation que l’opinion publique lui aurait faite d’appeler le Tigre au pouvoir : simplement son souci patriotique. Confirmation notable.                 

Il n’y a pas eu de dictature clemenciste : on se trompe en peignant un homme qui  aurait radicalement changé d’attitude en passant de l’opposition au pouvoir. Voyez le Clemenceau journaliste que Christian Delporte nous a peint: journaliste dans l’opposition mais déjà prêt à accepter la censure. Il n’était pas irresponsable, il admettait la censure militaire dont on ne peut pas se dispenser en cas de guerre, mais il réclamait qu’on protégeât le pays contre la tentation naturelle des  politiques consistant à expliquer que toute critique remet en cause le moral de la nation et que moral de la nation étant fragile et essentiel pour la victoire, on ne devrait plus les mettre en cause sur rien. Je  félicite, soit dit en passant,  Caroline Châtelet de nous permettre de disposer bientôt, en ligne, des titres des milliers d’articles qu’a rédigés le Tigre.                 

Un autre aspect essentiel de l’activité de Clemenceau avant et après le pouvoir a été son rôle de sénateur. Vous avez été frappés comme moi, je pense, par le propos de Fabienne Bock, montrant qu’il fut constamment soucieux au contraire de respecter les commissions,  de leur consacrer beaucoup de temps. Il n’a pas mis entre parenthèses le fonctionnement du système parlementaire : encore une légende. Et puisque nous nous retrouvons aujourd’hui au Sénat, pourquoi ne pas dire que la Haute Assemblée a pesé alors plus que la Chambre, et pas seulement parce que le président du Conseil y retrouvait des collègues qui avaient été marqués par son autorité antérieure, auprès desquels il avait affirmé son autorité et son prestige ?                 

Nous avons éclairé aussi une question importante sur laquelle nous sommes revenus pour finir : à savoir les relations entre les militaires et les civils -avec le souci constant qu’a manifesté Clemenceau de faire céder les armes à la toge. Le capitaine Michaël Bourlet, nous a apporté ce matin des informations intéressantes, avec le regard propre du soldat familier de ce monde. Au même chapitre se situe l’intervention d’Annie Deperchin sur la Justice, nourri d’une réflexion sur le thème éternel de la fin et des moyens. Bel exposé qui a eu le courage de se défendre contre l’idée manichéenne d’un très gentil Clemenceau affrontant un très méchant Caillaux. Nous avons, grâce à elle, mieux compris les enjeux dépassant la querelle des personnes, mieux interprété la mauvaise foi à finalité patriotique dont a fait preuve le Tigre.                 

Reste enfin la question de la paix. Jean-Pierre Chevènement vient de citer l’un des auteurs qui font profession de ce cliché: Clemenceau aurait, par sa légèreté, par sa surdité, par son incapacité à dépasser les passions de sa jeunesse, perdu la paix après avoir gagné la guerre. Cette allégation a été sèchement remise en cause par les interventions des uns et des autres, et l’on est revenu à l’idée simple que, pour juger un homme public en historien, il faut commencer par considérer ce qu’était, à chaque moment, sa latitude d’action.  Il nous est trop facile de porter des jugements péremptoires, depuis notre tour d’ivoire, à partir de ce que nous savons de la suite des événements. Mieux vaut se demander, comme l’a fait Michel Drouin, quelles ont été les relations du Tigre avec les Etats-Unis d’Amérique : plutôt que de revenir sur ce qui avait été traité dans un colloque antérieur, les débats entre Wilson et Clemenceau jusqu’à ce départ à la gare («  j’ai perdu un ami… »), il a choisi de revenir à la préhistoire de tout  cela, pour mieux faire comprendre ce qu’ont été leurs discussions au moment de la conférence de la Paix – avec cette différence de tempérament, comme de doctrine, et puis cette idée de la réalité des choses : Wilson planant souvent, disait Clemenceau, «  au-dessus des faits qui ont l’inconvénient d’être ».                 

On a parlé du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Siegfried Loëwe a traité de la question de l’image de Clemenceau en Autriche-Hongrie, en Autriche et en Hongrie, en marquant que son impopularité durable lui paraissait injuste, parce que fondée sur l’illusion de pouvoirs qu’il n’avait pas. Il nous a démontré que le Traité de Saint-Germain n’était que « la reconnaissance formelle d’une réalité déjà accomplie ».                 

Sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Dzovinar Kévonian a expliqué qu’on peut relever chez Clemenceau un réalisme obstiné et, bien qu’on le peigne à juste titre comme un fils des Lumières, dévoué au principe de l’autodétermination des peuples, qu’il a pensé qu’il fallait concilier celui-ci avec une prise en compte des situations concrètes, combiner la défense des principes et les précautions stratégiques.                 

Je me dois d’évoquer pour finir la contribution de Bruno Cabanes qui a  brossé avec maîtrise un tableau des raisons pour lesquelles il ne fallait pas sanctifier Keynes et ses commentaires, quelle qu’ait été l’influence de ceux-ci pour des raisons qui ont été souvent analysées : il a éclairé les motivations spécifiques du grand économiste britannique dans ses jugements et il a proposé une réflexion également neuve sur la réception de Keynes en France  et par là sur la nature même de la paix et de ses suites. Il nous a montré qu’il ne s’agissait en rien d’une paix carthaginoise, en rappelant, que, comme l’a toujours dit Clemenceau, le traité de Versailles était profondément ambivalent par nature, son destin étant voué à dépendre pour la suite de l’usage qui en serait fait (sauf à considérer qu’il aurait bien mieux valu fixer les réparations tout de suite, car, pour citer Valéry, « Un mal vif et tôt terminé/ Vaut mieux qu’un supplice dormant »). Il apparaît clairement, après coup, qu’on pouvait choisir entre deux branches d’une alternative. Soit tenir l’Allemagne en laisse pendant un long moment, mais alors il fallait le faire sans barguigner, car si on enlève à un dogue sa muselière de temps en temps, on risque fort de se faire mordre. Soit plutôt esquisser –des personnalités fortes ont milité pour cela, non sans courage-, ce qu’a été la construction européenne, parmi bien des cahots, après 1950 : ce qui mérite d’être examiné de près et , qui peut conduirait, je pense à réapprécier la politique de Briand que Clemenceau a si violemment fustigée dans sa retraite.                 

Mais je me garderai, au terme de cette rencontre, de me laisser trop glisser vers des temps ultérieurs. Mon rôle était surtout de me faire l’interprète de tous en exprimant notre satisfaction partagée d’avoir participé à cet événement et de lui avoir donné son lustre. Nous y avons rencontré des interlocuteurs familiers aux historiens: le hasard et la nécessité, l’individu et la foule, l’anecdote et le fondamental, et, en somme, l’ambivalence de beaucoup de comportements. Ceux de Clemenceau n’échappent certainement pas à cette dernière. Ce qui ne nous empêche pas -et je me situe pour finir dans le droit fil des propos émouvants que Philippe Séguin a tenus devant nous en présidant la deuxième séance-  de penser que l’homme que nous avons considéré tout au long de ce colloque mérite décidément notre considération et même, -pourquoi pas ?- notre durable affection.