Centenaire de l’Association des professeurs d’histoire et géographie

Télévision

Longtemps, l’antagonisme  fut vif. Jusque dans les années 1970, l’Histoire universitaire se tint, non sans mépris, à l’écart des prestiges et des maléfices du petit écran, tandis que l’ensemble du monde enseignant y voyait un instrument inquiétant, vaguement rival, et destiné en tout cas à cerner les yeux des élèves qui l’avaient trop regardée, aux dépens de leurs devoirs, le soir, et de leur attention, en classe.

Il est significatif, après coup, que recensant dans leur importante trilogie intitulée «Faire de l’Histoire », et publiée en 1974, les « nouveaux objets » propres à attirer la curiosité des chercheurs, Pierre Nora et Jacques Le Goff n’aient pas songé à y faire figurer l’audiovisuel. Les sociologies et les sémiologues étaient quasiment seuls à tâcher de jeter sur lui un regard scientifique.

Lorsque je lançai le premier séminaire consacré à ce sujet, en octobre 1977, dans le cadre du Cycle d’histoire du XXe siècle de Sciences Po, avec la collaboration généreuse de l’Institut national de l’audiovisuel, commençaient de souffler quelques  vents favorables. Marc Ferro avait ouvert la route du côté du cinéma, proche. René Rémond, dont l’autorité s’exerçait sur un axe Sciences Po-Nanterre, participait aux soirées électorales avec maîtrise. Les tenants de la « Nouvelle histoire » appréciaient de voir leur œuvre promue sur les « étranges lucarnes », notamment dans l’émission littéraire de Bernard Pivot. Et c’est ainsi que l’ambiance changea.

Plus de trois décennies se sont écoulées depuis lors. Désormais, et c’est une grande satisfaction pour les pionniers, les universités sont nombreuses où des historiens (souvent en relation avec les « sciences de l’information et de la communication »)  se préoccupent de défricher ce domaine. Avec, à mi-chemin, une date importante : la loi du 20 juin 1992, que j’ai eu le privilège, étant chargé de la Communication au gouvernement, de défendre devant le Parlement et qui, instituant le dépôt légal de l’audiovisuel, a permis à tous les chercheurs –spécialistes ou non des médias- d’accéder confortablement, dans le cadre de « l’Inathèque », aux archives de la télévision. La France a montré la voie dans ce domaine.

Les trois directions de travail que nous avions définies d’entrée de jeu (sans jamais séparer l’étude de celle de la radio) n’ont pas cessé, depuis lors, d’être pertinentes.

La télévision doit d’abord être considérée comme enjeu de pouvoir, au cœur du fonctionnement d’ensemble de la vie politique, avec  les forces pesant sur elle et sur la production de l’information et des programmes: en amont du côté des influences en provenance du gouvernement et de groupes de pression multiples, en aval du côté du public et de ses exigences en retour. Les crises qu’elle a connues sur son chemin, fort chaotique, ont été éclairées, les dirigeants et les personnels scrutés, comme aussi le financement, l’équilibre, souvent conflictuel, entre le secteur public et le secteur privé, ou encore les conséquences des évolutions techniques sur les contenus.

Le second axe concerne la télévision comme témoin des temps successifs, dans la diversité de ses émissions, sur lesquelles ont été écrites nombre de monographies. On s’est attaché notamment à la façon dont s’y sont reflétés les événements politiques, sociaux, culturels et la mémoire collective; cristallisant chacune un moment des sensibilités et des mœurs, elles ont aussi contribué à les faire évoluer elles-mêmes.

Le troisième domaine touche la télévision diseuse d’histoire, en rivalité, désormais, avec les autres formes de diffusion des connaissances. La thèse d’Isabelle Veyrat-Masson a marqué ici une étape importante de la réflexion. Ne sont pas concernés seulement les documentaires, mais aussi les fictions et les « docu-fictions », les magazines et une part considérable de la production d’information. Ajoutons que beaucoup d’historiens sont, depuis longtemps, sollicités de contribuer à cette tâche, comme auteurs ou comme conseillers, et qu’ils sont conscients qu’en explorant cette nouvelle manière de répandre leur savoir, ils sont fidèles à leur vocation originelle. Non sans réfléchir aux exigences spécifiques d’un instrument, quant à la forme et quant au fond.

Les relations entre Clio et le petit écran ont été marquées enfin, depuis plusieurs décennies, par la prise de conscience, chez un grand nombre d’enseignants, de la nécessité de former les enfants et les adolescents, futurs citoyens, à une lecture réfléchie et sereine de l’image, que celle-ci soit fixe ou mobile. L’explication de textes est depuis toujours une épreuve reine : qu’il faille en transposer les rigueurs au monde de l’image, désormais proliférant, voilà bien une évidence qui s’impose à un nombre croissant de nos collègues. Cela vaut d’ailleurs aussi, bien sûr, pour les nouvelles technologies et les nouveaux modes de transmission des images sur la Toile, qui sont en passe d’exiger de semblables évolutions de l’éducation et de la réflexion civique.

Jean-Noël Jeanneney