Bonaparte en l’Egypte : les Lumières et l’Islam

L'Egypte, en se dressant, au cœur du printemps arabe, et avec quel succès, contre le régime qui l'opprimait, vient d'apporter le plus beau des démentis à tous les tenants d'un culturalisme primaire. Ceux qui vont répétant que certains peuples auraient moins vivement que d'autres, sous l'effet de longues traditions, le goût, la passion de la liberté. Ceux qui se croient autorisés à affirmer une incompatibilité définitive entre l'héritage des Lumières et toutes les formes de l'Islam, entre la civilisation musulmane par tant de côtés féconde et l'héritage du libre arbitre qui est au cœur de ce que l'Europe porte de meilleur.

Certes l'histoire court encore et rien n'assure d'une fin heureuse au soulèvement récent. Raison de plus pour se hâter de jeter sur les événements actuels l'éclairage du passé et j'ai choisi, pour le faire, de braquer l'attention ce matin sur un épisode qui fut à proprement parler extraordinaire. Il continue de faire rêver et il a attiré sur lui d'un côté à l'autre, sur-le-champ et par la suite, des interprétations bien différentes. Il s'agit de l'expédition d'Egypte, si haute en couleurs, qui amena sur les rives du Nil Bonaparte et son armée, à l'extrême fin du XVIIIe siècle. Succès d'abord, fiasco final.Le futur Premier consul s'y affirma comme le fils de la Révolution et le héraut de la libre conscience, entouré de savants attentifs à la grandeur de la civilisation plurimillénaire portée par cette terre. Les populations envahies dénoncèrent sans peine, en face, les autres motifs, fort impurs, de cette incursion sur leur terre natale, et le désir brutal des Français de priver les Anglais d'un pays riche et bien placé sur la route des Indes. Il n'empêche que, même là-bas, le souvenir est ambivalent, et que ce bref contact entre deux mondes posa, comme nous allons le voir, bien des questions, fécondes à long terme, sur la compatibilité de deux civilisations en quête, chacune à sa manière, de toutes les formes de la liberté.

Pour en parler, mon invité est Thierry Lentz, historien reconnu de cette période, qui est directeur de la Fondation Napoléon depuis dix ans, et qui vient de rééditer les Mémoires de son grand homme consacrés à la campagne d'Egypte, mémoires qui n'avaient/été publiés depuis plus d'un siècle.

Jean-Noël Jeanneney