Audition par la Commission des affaires culturelles du Sénat
Audition de M. Jean-Noël Jeanneney, ancien président de la Bibliothèque nationale de France, le 7 octobre 2009
La commission a ensuite entendu M. Jean-Noël Jeanneney, ancien président de la Bibliothèque nationale de France.
Après avoir évoqué l'accueil privilégié que lui avait réservé la commission des affaires culturelles, en janvier 2006, lors d'une précédente audition et le soutien explicite apporté à ses thèses qui s'était avéré très utile dans la poursuite de son « combat », M. Jean-Noël Jeanneney a précisé, tout d'abord, qu'il s'était imposé un devoir de réserve à l'égard des orientations de son successeur à la présidence de la Bibliothèque nationale de France. Or, l'apparent revirement de la position de la BNF concernant la numérisation des collections par rapport à une ligne qu'il avait considérée comme définitive et soutenue par la représentation nationale, l'a conduit à intervenir publiquement au mois d'août dernier. Il a indiqué aussi que, dans le cadre d'une invitation qui lui avait été faite par la Bibliothèque nationale de la Diète au Japon, ses interlocuteurs, bibliothécaires, universitaires, éditeurs, lui avaient fait part de leur incrédulité et de leur stupéfaction à propos de l'abandon de cette ligne de conduite par la France.
Il a fait remarquer que les thèses qu'il défendait concouraient à lutter contre le monopole culturel, conformément aux résolutions adoptées par l'UNESCO en 2005, et que le brusque revirement de notre pays, s'il se produisait effectivement, interviendrait au moment où la situation hégémonique de Google, au niveau mondial, est remise en cause. Puis, il a dénoncé la violation des règles les plus élémentaires du droit d'auteur, héritées du XIXe siècle, par Google qui s'est approprié un nombre considérable d'ouvrages non libres de droits, afin de les mettre en ligne dans une proportion de 30 à 40 % de leur contenu.
Il a mentionné les protestations qui se manifestaient en Europe et au Japon de la part des éditeurs contre Google, notamment concernant l'accord passé par les éditeurs américains avec ce dernier qui conduirait à numériser des livres originaires d'autres pays sans l'accord des éditeurs concernés.
Exposant les dimensions culturelles, financières, économiques et politiques de cette question, mais aussi citant la responsabilité de l'Etat, il a défendu la ligne adoptée entre 2005 et 2007, dans ses précédentes fonctions de président de la Bibliothèque nationale de France, après avoir levé toute ambiguïté sur les reproches qui lui étaient parfois adressés sur son éventuel positionnement antiaméricain et son hostilité supposée vis-à-vis des nouvelles technologies.
Dans une présentation qu'il a souhaité novatrice de sa position, M. Jean-Noël Jeanneney a organisé sa réflexion autour de « 3 V », à savoir « le grand risque qui est celui du vrac, accru par la vitesse et qui pose immédiatement la question de la validation ». Il a fait observer que la question fondamentale qui se pose est celle du classement, c'est-à-dire de l'ordre des propositions qui sont faites aux utilisateurs sur Internet, principalement aux enseignants et aux journalistes qui, en tant que médiateurs de la connaissance, s'appuient essentiellement sur ce type de ressources documentaires.
Contestant la volonté de Google d'organiser l'information du monde, il a déclaré se méfier d'une forme de bonne conscience associée à la prospérité économique. Il a réfuté aussi le fait que le souci commercial et le succès conduisent à organiser la nature de l'offre.
Il a fait observer également que dans le domaine du numérique la gratuité n'existait pas, puisque son financement repose soit sur le paiement à l'acte, soit sur le contribuable, soit sur le consommateur par l'intermédiaire de la publicité. Il a mis en avant le rôle d'organisation, d'incitation et de validation des institutions nationales dans ce domaine à partir de toutes les compétences, notamment celles des bibliothécaires.
Au regard de l'évolution rapide des technologies, il a insisté sur le problème de la pérennité des oeuvres et de leur migration sur différents supports. Partant du principe d'une adaptation du contenu à chaque support, il a déclaré accorder davantage sa confiance à une institution qui a vocation à pérenniser les oeuvres qu'à une entreprise. Il a cité en exemple la politique de conservation et de mise en ligne de l'Institut national de l'audiovisuel (INA). Il a considéré, par ailleurs, que le cadre institutionnel était plus adapté à une collaboration européenne, concrétisée ainsi par la mise en oeuvre du projet de bibliothèque européenne intitulé Europeana.
Concernant la défense de la francophonie, il a indiqué qu'avait été lancé avec les Canadiens, les Suisses, les Belges et les pays francophones d'Afrique un projet de réseau francophone avec une attention particulière à la numérisation des journaux. Il a rappelé la dotation spécifique apportée par le Sénat, qui a contribué à la numérisation d'une vingtaine de journaux nationaux et régionaux à partir du milieu du XIXe siècle.
Enfin, il a réfuté l'objection sur le caractère trop centralisateur du projet initial, en soulignant la nécessité d'une collaboration étroite, notamment avec les éditeurs, en mettant en place un système de micro-paiement pour valoriser le stock important d'oeuvres qui ne sont plus disponibles en librairie et difficiles d'accès, et avec les grandes bibliothèques régionales. Il a estimé également que l'objection qui tend à considérer que l'Etat n'a pas les compétences techniques nécessaires pour entreprendre ce travail était contredite par l'existence d'entreprises françaises et européennes qui s'étaient préalablement lancées dans la numérisation.
Pour conclure, il a relativisé la question du coût de la numérisation, en indiquant que la Diète au Japon avait récemment décidé de multiplier par cent le crédit accordé à sa bibliothèque nationale, à hauteur de 90 millions d'euros pour numériser 900 000 ouvrages en japonais dans les deux ans à venir.
Il a rappelé que le soutien particulier que lui avait apporté l'ancien président de la République avait permis de dégager alors une enveloppe budgétaire supplémentaire de 10 millions d'euros par an qui permettait la numérisation de 100 000 à 150 000 ouvrages.
Après des applaudissements nourris des commissaires, un débat s'est engagé.
M. Ivan Renar a remercié le président pour l'organisation de cette audition qui permet à la commission de réaffirmer ses convictions et de jouer pleinement son rôle de garant de la protection de la mémoire collective.
M. Jean-Noël Jeanneney a rappelé qu'il avait défendu devant le Parlement la loi sur le dépôt légal, qui relève entre autres de l'Institut national de l'audiovisuel (INA). Il a estimé préoccupant le déséquilibre existant au sein de la base Europeana en faveur des archives audiovisuelles au détriment des documents écrits.
M. David Assouline a souhaité disposer d'éléments d'information sur le modèle économique cité en référence.
M. Jean-Noël Jeanneney a indiqué que l'étude qu'il avait menée à l'époque comprenait deux volets : l'estimation du coût financier pour la Bibliothèque nationale de France de la numérisation, et la capacité matérielle à déplacer les ouvrages pour conduire l'opération. Les moyens nécessaires à la saisie des livres en cause avaient pu être ainsi dégagés, pour un coût estimé à 10 millions d'euros par an, jugé suffisant compte tenu des économies d'échelle réalisables en raison du nombre de livres numérisés. Une collaboration avec les éditeurs avait également été envisagée pour les mettre en situation de partenaires. Il a mentionné enfin la récente création d'une commission, présidée par l'éditeur Claude Durand, pour engager une réflexion sur la numérisation des livres.
Reprenant les propos de M. Bruno Racine sur le caractère nécessairement exhaustif de la numérisation des collections et la nécessité de recourir à des prestataires extérieurs, alors que les bases Gallica et Europeana se développent lentement, M. Jacques Legendre, président, a souhaité connaître le sentiment de l'ancien président de la Bibliothèque nationale de France sur ce sujet. Il a rappelé également l'enthousiasme de la commission chargée de la culture de l'Assemblée du Conseil de l'Europe et de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, suscité par le lancement du projet Europeana, tout en déplorant un contenu actuellement plus axé sur l'image que sur l'écrit.
Evoquant le nombre de titres parus depuis l'invention de l'imprimerie – de l'ordre de 120 à 150 millions -, M. Jean-Noël Jeanneney a considéré que l'exhaustivité en la matière n'avait aucun sens et qu'une réflexion sur la détermination de critères était essentielle. Il a suggéré ainsi la numérisation de tous les livres ayant porté le développement de notre culture occidentale, de ceux qui ont été particulièrement traduits ainsi que des traités de droit, pour oeuvrer à la préservation du droit continental contre le droit anglo-saxon.
Il a précisé que la base Europeana avait été initiée avec les Hongrois et les Portugais avec une approche des titres par arborescence, pour regretter ensuite l'abandon d'une telle ambition et la marginalisation progressive du volume de livres disponibles.
Il a jugé inquiétants les propos de Mme Viviane Reading, commissaire européenne responsable de la société de l'information et des médias, sur la nécessité de faire évoluer la législation relative aux droits d'auteur en Europe et de signer des accords avec des partenaires privés compte tenu des aspects financiers en jeu.
M. Ivan Renar a souhaité savoir si les bibliothèques du Sénat et de l'Assemblée nationale pourraient contribuer au développement du processus de numérisation des collections des bibliothèques nationales.
Approuvant cette idée, M. Jean-Noël Jeanneney a reconnu avoir échoué dans sa tentative à convaincre les présidents respectifs des deux assemblées de l'utilité d'entreprendre rapidement la numérisation de l'ensemble des débats parlementaires.
M. Jacques Legendre, président, a précisé que cette opération était désormais en cours de réalisation et qu'une réflexion sur la numérisation des fonds de la bibliothèque du Sénat était engagée.
M. Jack Ralite a mis en garde contre le danger de la marchandisation de tout ce qui touche à l'imaginaire et à la création. Il a insisté en outre sur la nécessité d'entreprendre une action commune sur le plan européen.
Soulignant que plus de la moitié des documents figurant sur la base Europeana étaient d'origine française, M. Jacques Legendre, président, s'est interrogé sur l'attitude de plusieurs pays européens qui optent désormais plutôt pour des solutions d'ordre commercial.
A cet égard, M. Jean-Noël Jeanneney a distingué l'attitude de la Grande-Bretagne, qui tend à opter pour des solutions autonomes, de celle des autres pays européens et a insisté sur la nécessité de donner confiance aux autres pays européens dans la possibilité d'affirmer leur destin.