Anne Aghion – Mon voisin mon tueur

Préface pour le film "Mon voisin mon tueur" d'Anne Aghion

La gratitude que l’on éprouve, comme historien, comme citoyen, comme être humain, envers Anne Aghion et le film qu’elle nous donne ne concerne pas seulement ce qu’elle nous apprend de la tragédie dont elle traque la trace dans un village du Rwanda. Ces images sont évidemment précieuses pour tous ceux qui redoutent de laisser, en eux-mêmes, recouvrir par les statistiques l’effroi et l’émotion que suscite cette immensité de drames individuels rassemblés au sein d’une monstruosité collective. Mais on trouve ici davantage : une contribution précieuse à une réflexion de portée universelle. On y parle, en somme, -sans didactisme, sans parti pris, sans prétention à je ne sais quelle démonstration- du défi que, depuis des siècles, ont dû affronter toutes les nations, tous les peuples quand il sont sortis d’oppressions sanglantes et de déchirements intestins portés jusqu’au paroxysme.

Parce que les quatre dernières décennies du XXe siècle ont apporté à la démocratie, tout autour de la planète, des satisfactions inattendues, chacun des pays sortant des douleurs les plus affreuses a été contraint d’élaborer, l’heure venue, sa propre solution pour survivre, pour durer -en vérifiant, s’il en était besoin, qu'aucune formule ne pourrait jamais satisfaire à la fois toutes les exigences du deuil et de l'équité.

Il s’agit des nombreuses dictatures qui se sont effondrées ou effacées depuis quarante ans : dans les années 70, des régimes anachroniques qui opprimaient encore, au sud de l'Europe, le Portugal, l'Espagne et la Grèce ont laissé place à des systèmes de liberté bientôt renforcés par l'adhésion à la Communauté que leur avènement avait permise ; dans les années 80, des militaires d'Amérique latine -en Argentine, au Chili, au Paraguay notamment-, qui ont été contraints, selon des processus variés, d’abdiquer leur pouvoir sanglant; dans les années 90, après la chute du mur de Berlin et la fin de l'URSS, des anciennes "démocraties populaires" qui ont pu réapprendre -douloureusement- la liberté collective ; tandis que l'Afrique du Sud en finissait avec la brutalité de cette oppression spécifique que constituait l'apartheid.

Mais ces années sont celles aussi où l’on a vu sur notre planète deux génocides nouveaux martyriser le Cambodge et le Rwanda. Et bien que ces peuples aient souffert selon une ampleur qui a dépassé de loin, à leur dimension, la mesure des oppressions qu’on vient d’évoquer, -aussi sauvages qu’elles aient été dans leur cruauté-, ils ont retrouvé bien des interrogations de toujours.

Comment s'accommoder du passé? Quelle Justice imposer et quand en clore le processus? Quelle mémoire perpétuer -ou quel oubli installer? Faut-il fixer des limites judiciaires à l'enquête des journalistes et des historiens et à la publication de ses résultats afin de protéger, dans l'avenir, la concorde? Quelles concessions, pour servir la paix civile, demander aux victimes de consentir en face de l’horreur absolue qu’elles ont subie dans leur chair et dans leur âme? Après le châtiment (ou à sa place), faut-il décréter la grâce, l'amnistie, le pardon ou bien affirmer au contraire l'imprescriptibilité de certains crimes? L'amnistie n'est pas le pardon, qu'il n'appartient qu'aux victimes d'accorder; elle n'est pas la grâce, qui exonère par miséricorde un individu de tout ou partie de l'exécution d'un châtiment infligé; elle est l'affirmation, dans l'intérêt de la collectivité, de la nécessité de jeter un voile sur des affrontements antérieurs pour permettre à l'avenir un possible "vivre-ensemble".N’imaginons pas que ces questions taraudantes soient d'aujourd'hui. Elles sont aussi anciennes que les guerres civiles, c'est-à-dire que l'humanité. Rappelons-nous Sophocle quand, à la fin d'Antigone, s'achève la nuit de toutes les haines entre les protagonistes et que le chœur s'écrie: "Des combats d'aujourd'hui il faut installer l'oubli". C'est dire à la victime : « Tais-toi » et au témoin: "Abstiens-toi".L’historienne Nicole Loraux a raconté comment, à Athènes, à la fin du Ve siècle, fut organisé systématiquement ce silence. En 403, après la défaite militaire d'Athènes mettant fin à la sanglante dictature des Trente qui avaient ravagé la cité, lorsque les démocrates revinrent dans la cité, ils proclamèrent la réconciliation générale et prirent un décret interdisant de "rappeler les malheurs" (mé mnésikakeîn). Ils firent prêter le serment à tous les Athéniens, quel qu’ait été leur parti, de ne jamais évoquer les déchirements récents de la patrie. La volonté de sceller le consensus démocratique s'appuyait sur le devoir de mutisme. Aristote affirme même que le modéré Archinos, revenu à Athènes avec les démocrates, fit condamner à mort un citoyen qui y avait manqué et qu'après cet exemple éclatant personne ne se risqua plus à violer la règle. Isocrate -âgé de trente-trois ans en 403- écrivait à ce propos: "Puisque nous nous sommes mutuellement donné des gages, nous nous gouvernerons de façon aussi belle et aussi collective que si aucun malheur ne nous était arrivé". Le rêve passe…

Les Gacacas du Rwanda, dont Anne Aghion perpétue l’écho pour l’éternité grâce à la fois au documentaire que voici et au trésor des « rushes » qu’elle a accumulés au long des années, à partir de ce village de Gafumba auquel elle confère, tout en en respectant l’originalité propre, une magnifique représentativité, constituent une sorte de concentré des questions que j’ai dites. Mais ici c’est la parole qui est célébrée.

Le droit de raconter, le devoir de dire: l’Afrique du Sud d’après l’apartheid a choisi déjà de les promouvoir. La Commission de Vérité et de Réconciliation fut fondée sur la substitution de l’aveu à la peine, sous la présidence généreuse de Mgr Tutu. Celui-ci parlait d’une « justice réparative » se substituant à une « justice punitive ». Comme si la douleur des victimes pouvait y trouver une satisfaction aussi patente que celle qu’elles auraient ressentie grâce au châtiment plus concret subi par leurs bourreaux.

Au Rwanda on ne va pas aussi loin, mais on est bien sur le même chemin. Il ne s’agit pas ici « d’imposer l’oubli et le silence », à la façon des Athéniens. Il ne s’agit pas de demander aux victimes qu’elles pardonnent – qui oserait, juge ou ministre, leur en imposer l’obligation, et qui d’ailleurs y parviendrait? Il ne s’agit pas davantage de cette amnistie dont l’Espagne d’après Franco (le Chili d’après Pinochet n’en fut pas loin, ensuite) a préféré la solution, avec le soutien de toute une gauche prête, à l’époque, à payer ce prix pour que renaisse une démocratie sans qu’un nouveau sang soit versé: on sait d’ailleurs qu’actuellement, trente-cinq ans plus tard, le corps collectif proteste, tandis que s’ouvrent les fosses communes, sous l’élan des petits-enfants des républicains dont les corps y ont été jetés: ainsi se venge, cahin-caha, le besoin de justice bafoué. Mais il n’aura jamais été question de ces exécutions en nombre que d’autres pays ont connues, comme un sinistre exorcisme, après les guerres civiles.

Le choix est ici d’imposer une assez terrifiante proximité. Comme le dit un magistrat à un groupe de prisonniers « Votre avocat sera votre voisin, votre accusateur sera votre voisin, votre juge sera votre voisin ». le principe est celui d’un échange des confessions publiques des bourreaux contre une réduction et un adoucissement de leur peine d’enfermement.

Cette pulsation du temps s’appréhende ici de façon d’autant plus saisissante que le documentaire d’Anne Aghion s’étend sur près d’une dizaine d’années et qu’elle fait comprendre par là combien la distance chronologique entre le drame et le tribunal, quelque forme que prenne celui-ci, compte et pèse dans son efficacité, au service à la fois de la justice faite et des débuts d’une cohésion retrouvée.

« J’ai usé ma souillure, dit l’Oreste d’Eschyle, dans Les Euménides d’Eschyle, au fil des chemins que j’ai parcourus». Hommage est parfois rendu, au fil des Gacacas, à cette idée qui fonde le principe de la prescription et dont pourtant, après la Shoah, le principe même a été refusé par les Etats occidentaux. A Gafumba, il ne paraît pas l’être –comme si l’on pouvait croire y faire fond sur l’évolution des émotions, le lent recul de la peur et l’efficacité du travail de deuil. Nul n’aurait, du dehors, la forfanterie de choisir au lieu et place de tant de souffrances qui seules, en vérité, en ont le droit.

Comment n’être pas frappé, à la fin des fins, par le rôle de quelques personnages qui organisent ces instances et dont le courage émerge avec tant de force et tant de noblesse, entre sanglot et gravité, entre sérénité et douleur ; le courage de croire à une possible réconciliation, un jour ; le courage de tant de ceux qui l’ont souvent payé de leur vie ; le courage d’Henri III devant la Ligue, d’Henri IV après l’Edit de Nantes, le courage de Sadate, le courage de Rabin… A ces grands hommes, et à beaucoup d’autres aussi, au long des siècles, l’œuvre d’Anne Aghion rend un hommage implicite et de cela aussi on lui est reconnaissant.

Jean-Noël Jeanneney