A quoi sert l’histoire?

Chronique pour la Fabrique de l’Histoire

Vendredi 9 octobre 2009

A l’occasion des rendez-vous de Blois, Emmanuel Laurentin me demande de dire à quoi sert, à mes yeux, l’Histoire –et à quoi servent, par conséquent, les historiens. Réponse en quatre minutes ! Rude exercice ! Je m’y livrerai d’abord à la manière du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand dans sa tirade fameuse: je veux dire sur tous les tons.

Superficiel : tant de gens aiment tellement la revue Gala qu’ils rêvent de la projeter autrefois et de savoir enfin si Marie-Antoinette et Fersen sont allés, un soir d’été, jusqu’au bout de leur désir. Vive l’Histoire !

Désabusé : notre monde est si désespérant qu’une fuite s’impose, loin en arrière, le plus loin possible, vers un âge d’or imaginaire. Vive l’Histoire !

Désinvolte : tant d’intrigues et tant de romans ! La réalité dépasse la fiction, et même si Clio m’a abusé et m’a pris dans ses rêts, j’aurai passé, grâce à elle, un bien bon moment. Vive l’Histoire !

Pusillanime : l’historien est si bien au chaud dans sa tour d’ivoire, loin des brutalités de la planète, qu’on ne lui fera jamais grief des jugements les plus sévères et les plus péremptoires sur ceux qui s’y sont exposés, jadis et naguère. Vive l’Histoire !

Cynique: Clio a en magasin une quantité incroyable d’anecdotes et de citations où chacun peut puiser à loisir au service de n’importe quelle cause, et lui en savoir gré sans aucun inconvénient pour elle. Vive l’Histoire !

Patriotique: comme l’a dit Gabriel Monod, fondateur de la Revue Historique : « l’Histoire travaille, d’une manière secrète et sûre, à la grandeur de la patrie ». Vive l’Histoire !

Mais la plaisanterie ne doit pas recouvrir une dérobade. La juste tonalité d’une réponse, personne ne m’empêchera de dire que ce doit être celle de l’allégresse. Car l’Histoire, quand elle assume sa fierté d’être une discipline plutôt qu’une science, où la rigueur bride l’imagination sans en éteindre le souffle, où la recherche du mot juste ne contredit pas le bonheur du bien écrire pour toucher profond, l’Histoire est le premier des exercices civiques.

Oh, certes ! elle ne dit pas à coup sûr le vrai sur ce qui fut, mais au moins débusque-t-elle le mensonge. Elle sait que les hommes d’Etat, quand ils ignorent l’Histoire, ne peuvent pas ancrer comme ils le devraient, l’efficacité de leur action dans la superposition des rythmes de la durée -celui très lent des mentalités, l’allure moyenne de la création, des commerces et des diplomaties, l’immédiat des émotions successives. Comme l’a écrit l’historien grec Polybe, au deuxième siècle avant Jésus Christ : « L’étude de l’histoire politique constitue la meilleure préparation au gouvernement de l’Etat et la discipline entre toutes capables de nous exhorter à supporter avec constance les caprices de la Fortune. »

L’Histoire sait aussi que sans elle les enfants flottent à la surface d’un monde qu’ils ne comprennent pas, et que les citoyens sont abusés par le bombardement des nouvelles qui les assaillent, incapables de fonder leur jugement présent sur la mise en perspective du temps qui passe. Elle sait en somme que, sans jactance et sans débordement, mais sans excès non plus d’immodestie, il lui revient de s’affirmer comme la première servante de la lucidité -et par conséquent de la démocratie.

Jean-Noël Jeanneney