A propos de François Bon,

Clés, novembre 2011

A propos de François Bon, "Après le livre", éditions du Seuil, 2011

C’est d’abord, chez François Bon, une manière de jubilation qu’on salue, une ironie bienvenue envers tous les esprits moroses. Sa thèse centrale ? La formidable mutation que provoquent les nouvelles technologies dans l’élaboration et la transmission de la culture sous sa forme écrite se dessine assez clairement déjà pour que nous puissions en apprécier et en dominer les effets, en surmontant tous les désarrois et en la recevant, en somme, comme un bienfait des dieux.

Visiblement l’auteur trouve là pour lui-même une forme de liberté, puisque ses thèses sont portées par une jonchée de textes courts, qui laissent au lecteur la charge d’en faire une synthèse. On trouvera dans ces pages, en mosaïque, l’autobiographie numérique d’un homme qui s’est toujours voulu capable d’apprivoiser sans peur les évolutions de la technique et de s’en faire l’utilisateur gourmand : « Non, l’usage du Web, pas plus que celui de la cafetière électrique, n’est réservé aux techniciens ».

Tous les aspects de la « recomposition » de sa vie sociale et de ses relations avec le temps qui passe sont évoqués en passant (chronophage, la Toile ? mais non !) A bon escient, François Bon voit naître, surgissant dans notre quotidien, sous l’effet d’une profusion de l’offre que nul jamais n’a connue semblable, des formes inédites de transmission, de relations psychologiques, et même physiques, avec la littérature, un dialogue facilité entre les textes et les commentaires, un commerce différent, aussi, de la mémoire et de l’oubli.

On se félicite à ce propos qu’il s’interroge sur le rôle futur des médiateurs –professeurs, libraires, bibliothécaires- propres à former, dès l’enfance, les esprits et la réflexion civique, car cet univers, secoué par de si puissants tourbillons, a grand besoin de validations à quoi le seul marché des affirmations et des profits n’est pas capable de pourvoir.

C’est sur le livre, sans surprise, que notre auteur concentre le plus aigu de ses réflexions. Comment « l’art de penser », s’interroge-t-il, peut-il « se transformer –non se réduire- à prendre ainsi cette autre façon de marcher» ? A cette question primordiale il apporte des réponses moins péremptoires que ne le pourrait laisser croire un titre en forme de glas. N’est-ce pas d’ailleurs dans un livre « traditionnel » qu’il annonce sa disparition? Avec force rappels stimulants, il nous explique  -voilà bien qui convient à l’historien- que l’on aurait grand tort d’exagérer l’inédit: « l’écriture a toujours été une technologie, on a simplement changé d’appareil ».

Avant l’invention de l’imprimerie, la diversité des supports – tablettes, rouleaux, codex-, comme des usages qu’on en a faits, évoque déjà ce que notre actualité retrouve. Et après Gutenberg ont subsisté toutes les formes possibles d’une distance et d’une liberté par rapport aux ouvrages produits grâce à lui. La recherche en mode texte, aujourd’hui, n’est que le prolongement plus efficace des index qu’il a permis.

Dix exemples, tels ceux-ci : la gloire de madame de Sévigné n’a pas attendu que sa correspondance d’abord copiée et recopiée à la main, soit, tardivement, réunie en volumes. Le recueil des Fleurs du mal n’a pas cessé de bouger, entre procès et réorganisation. Les blogs d’aujourd’hui, mêlant à la fiction le quotidien de l’intime, toute l’œuvre de Kafka les annoncent exactement.

Quant à la forme imposée, que dire de la brièveté des textes? Les distiques et les maximes n’ont pas attendu la Toile pour prospérer. Les nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, dans les années 1900, se retrouvent grâce à Twitter. Et pour ce qui concerne cette fameuse dispersion de la pensée dont on nous rebat les oreilles, ce zapping qui accablerait l’intelligence de nos enfants : combien de livres traditionnels n’aurons-nous lus que par morceaux, avec « balayages oculaires », bien avant la Toile, au gré des anthologies et de notre façon personnelle de butiner ?

Mais alors ? Si le livre a toujours continué d’être concurrencé, s’il a de longue date connu bien des souplesses qui annoncent celles de la Toile, pourquoi ne pas croire que la concomitance des divers supports et apparences, bien antérieure à nos jours, soit vouée à se perpétuer? 

Evitons donc d’annoncer à son de trompe la disparition, à vue humaine, du livre en  papier. Gageons au contraire qu’il va durer, riche de tous les privilèges de son    apparence, de sa maniabilité, de sa personnalité, de son « grain », du toucher de ses pages et même de l’odeur de son encre. L’objet deviendra-t-il snob ou restera-t-il banal ? On ne sait. Mais vivant, sûrement. Et même il n’est pas fou de soutenir que le passage par l’écran –ne l’aperçoit-on pas déjà ?- lui donnera une vitalité nouvelle, en va-et-vient entre deux mondes. Pour savoir qui est lucide, de ceux qui le portent en terre et de ceux, j’en suis, qui le croient pour très longtemps impérissable, rendez-vous dans un siècle.