A la recherche du temps présent – Les sens de l’histoire
Ils sont des millions à fouler les traces du passé, passionnés par le souffle romanesque de ses intrigues. L'historien, conteur de science, capte ce public résistant au « toujours plus vite », et donne du champ à la lecture du quotidien.
Comme la vie est quotidienne ! » soupirait Jules Laforgue au fil d'un poème. Pour s'en évader, Clio, première des neuf muses, fille de Zeus et de Mnémosyne, propose à profusion d'exquises escapades. Ses séductions apparaissent sans limites, en vérité, pour l'imagination et le songe. Interrogez quelques-uns de ceux qui ont choisi de consacrer leur vie à la recherche en histoire : vous constaterez le rôle déclencheur qu'a joué, dans la vocation de la plupart, le roman historique, de Walter Scott à Victor Hugo (Quatre-vingt treize) en passant, bien sûr, par ce maître absolu du genre que fut Alexandre Dumas. (Je vous laisse choisir vos auteurs parmi tous ceux qui y brillent aujourd'hui). Combien d'entre nous reconnaissent que leur passion pour Clio est née, dès l'enfance, dans les pages des Trois Mousquetaires ! Et qu'ils y ont pris, comme La Fontaine avec Peau d'âne, un « plaisir extrême »… Par quoi l'on vérifie que quand bien même l'histoire prétendrait à juste titre conduire noblement jusqu'au vrai, elle s'arrête souvent en chemin pour se déployer du côté du rêve. Osons donc dire qu'elle est populaire d'abord de la sorte. Oh ! je sais bien qu'il faut le chuchoter pour n'être pas tancé, depuis leur tombe, par les burgraves de l'histoire positiviste, ceux qui jadis ne la concevaient que comme une discipline austère, destinée à accumuler une jonchée de faits établis une fois pour toutes et aspirant par là au noble statut de science « exacte ». Entendons-nous bien : l'erreur existe, et parfois abonde, dans les écrits des historiens, comme aussi, heureusement, les faits certains. Qui nie ces derniers est coupable, intellectuellement et moralement (que l'on songe au hideux négationnisme à propos des camps d'extermination). Mais même ces faits indubitables ne prennent leur pleine portée que par la façon dont on les organise, et ils laissent, par nature, entre eux un grand nombre de vides et de creux auxquels ne permettront jamais d'accéder tous les documents du monde. Et c'est précisément la façon dont l'historien – entraînant son lecteur – comble ces interstices qui appelle le plus riche de ses initiatives ; c'est ici qu'il lui revient de déployer son imagination et d'entraîner son public.
Il est détourné par là de tout mépris envers le roman historique, qui ne fait que laisser un champ plus large, en somme, à la folle du logis sans plus la canaliser, il est vrai, dans les frontières de l'avéré en jouant de toute la gamme de ce qui n'a pas eu lieu mais – après tout et pourquoi pas ? – aurait pu être… On est de la sorte conduit d'emblée à l'un des attraits les plus aimables de l'histoire : le don qu'elle a de raconter des histoires, avec toutes les intrigues possibles, les personnages surprenants, les événements spectaculaires. Il s'agit là d'une échappée loin du présent ? Bien sûr ! C'est exactement pourquoi j'aimais, dans mon enfance, cette revue, Historia, qui s'était fait une spécialité de narrer la « petite histoire ». Il n'est pas question pour autant de refuser toute hiérarchie dans l'échelle des bienfaits que Clio distribue à ses fidèles. C'est en effet un plaisir plus raffiné que d'être ramené au présent par le détour d'autrefois. « Toute histoire est contemporaine », aimait à dire l'historien et philosophe italien Benedetto Croce. Par là, il signifiait, à bon escient, que chaque génération pose au passé des questions qui lui sont propres et que suscite en elle l'actualité de ses passions, de ses bonheurs, de ses inquiétudes ou de ses douleurs, renouvelant ainsi, forcément, les interprétations de ce qui fut à la lumière de ce qui est. Cependant, dans le même temps, ce qui est se trouve aussi puissamment éclairé par ce qui fut. En témoigne assez la collection de L'Histoire, revue que nous avons fondée avec quelques amis voici plus de trente ans et qui continue, mois après mois, d'en porter l'ambition et d'en démontrer la validité. Voyez, par exemple, ce premier bienfait que constitue une protection contre le vertige de l'inédit. Certes, chacun sait bien que rien ne se reproduit jamais à l'identique dans l'histoire des hommes, mais aller quérir dans les temps antérieurs des séquences de similitude, des ressemblances, des échos, c'est s'assurer une satisfaction vive : se sentir protégé contre la crainte que rien ne puisse se comprendre clairement, parce que tout serait radicalement nouveau. Un cas, parmi bien d'autres, d'utilité de la prise en compte des précédents ? Bien des vieillards grognons sont tentés de dire que tout se dégrade, que jusqu'aux années récentes le monde savait à peu près vers où il se dirigeait, mais qu'à présent la déraison le guette, tandis que les jeunes générations ne respectent plus aucune valeur héritée. Or ils seraient bien inspirés de considérer qu'avant eux, d'âge en âge, leurs prédécesseurs ont exprimé exactement le même chagrin. Lucien Jerphagnon, historien reconnu de l'Antiquité, a publié naguère une anthologie spirituelle de ces propos récurrents sous un titre ironique emprunté à Horace : Laudator Temporis Acti – celui pour qui tout a toujours été mieux auparavant. On peut promettre à ces vieillards-là, si ces précédents les prémunissent contre pareille tentation, le bienfait de se trouver moins acrimonieux. L'histoire offre d'autres félicités, qui ne ressortissent pas au seul rééquilibrage d'une sérénité : le moyen de resituer les frénésies de l'actualité – qu'accentuent depuis quelque temps les nouvelles technologies – dans la majesté des rythmes lents et dans la suite des causalités profondes. Les conservateurs des dépôts d'archives vous disent qu'une grande part de ceux qui les fréquentent sont en quête de la généalogie de leurs ancêtres : signe, sous cette forme spécifique de curiosité, du besoin d'enraciner dans la longue durée, rassurante, l'immédiateté de leur vie familiale. L'exode rural a été plus tardif en France que dans les pays voisins, et c'est donc récemment que nos compatriotes ont éprouvé le besoin de dialoguer de la sorte avec leur nostalgie d'un monde enfui. Au-delà des itinéraires individuels, il s'agit bien d'une aspiration secrète à résister à l'ébriété du « toujours plus vite » dont on nous dit qu'il ravagerait notre époque. L'histoire nous rappelle qu'elle ne va pas plus vite dans tous ses rythmes superposés, mais que plusieurs de ses allures se ralentissent au contraire, par exemple du côté de la démographie. Elle nous enseigne à ne pas nous obnubiler sur la surface des choses, sur la succession des événements qui se bousculent l'un l'autre au miroir de nos écrans. Elle nous rappelle qu'en profondeur l'humanité vit selon d'autres tempos, tels ceux des moeurs en mouvement, ou des mentalités, dont la mutation est plus lente encore : songez au monde fascinant des stéréotypes que les peuples entretiennent les uns sur les autres.
Dépasser l'immédiateté des réactions collectives, c'est s'offrir la satisfaction civique de réfléchir sur la manière dont a évolué le regard que les nations ont jeté et jettent sur elles-mêmes. Prenez la succession de nos manuels scolaires depuis deux siècles et voyez ce qu'ils ont à nous dire tout à la fois sur « la nation prenant conscience d'elle-même », selon la formule du grand historien de la Révolution Alphonse Aulard à la fi n du XIXe siècle, et sur les formes successives de son désir de porter un message universel. J'en connais plus d'un qui, tombant sur ce Petit Lavisse qui a formé des générations d'enfants à l'école primaire de la IIIe République, s'est trouvé fasciné par ce que cet ouvrage pouvait nous enseigner sur les ressorts d'un patriotisme qui s'y trouvait exprimé et renforcé. Tout n'en a pas disparu, et je ne sais guère de considération mieux propre à aiguiser notre lucidité contemporaine et – pourquoi pas ? – à orienter nos bulletins de vote.
Ainsi est-on conduit au plaisir de jeter autour de soi un oeil mieux aiguisé sur tout ce qui s'offre, multiforme, de signes à interpréter. L'histoire participe d'une lecture de toutes choses qui restituent une profondeur de champ. Je ne pense pas seulement au « Patrimoine » – la formule, dans cette acception, remonte aux années 1970 – que les Français se réapproprient, lors des journées qui leur sont consacrées, avec un appétit que l'on ne se lasse pas d'admirer. Depuis plusieurs décennies, les historiens ont appris à dire à leurs concitoyens combien plus riches et variés que ne l'avaient cru leurs prédécesseurs étaient les objets, les traces aptes à les éclairer sur le passé. Le cinéma et l'audiovisuel, par exemple, étaient jadis abandonnés aux seuls spécialistes, et voici qu'ils figurent au centre des curiosités de l'historiographie. En termes plus généraux, voyez ce que, à l'aube de la révolution numérique, la réflexion historique sur les images – jadis réduite à la portion congrue – peut apporter en un temps où leur nombre prolifère. Dix autres champs se sont ouverts à Clio, bien au-delà de la politique, des religions ou des guerres qui dominaient autrefois : les rituels civiques, les comportements des corps – épanouissements, sensualité, douleurs -, les sentiments et l'inconscient, la situation des femmes, les manières d'aimer, de se nourrir, de voyager, de vivre ou de mourir… La liste s'allongerait aisément. Raymond Aron disait que la réalité historique était « équivoque et inépuisable ». De ces deux qualificatifs, il nous revient de valoriser le premier sans nous en laisser troubler et de célébrer le second sans nous en laisser intimider. Un beau programme pour demain, de précieux bonheurs sans tarder.