A chacun son histoire
Clés n°69, février – mars 2011
L’Histoire dans les têtes
« Je ne sais pas ce que le passé nous réserve », Françoise Sagan
L’Histoire alimente l’Histoire. Entendez que le passé, tel qu’il est connu, rêvé, inventé, se fait à son tour moteur des événements successifs. Parce que, dans l’esprit des acteurs du jeu politique, dirigeants et citoyens, le foisonnement des références qui y affluent contribue grandement à guider les choix et à tracer le chemin.
Chateaubriand écrivait, dans les Mémoires d’Outre-Tombe (IX, 4): « Prenons garde à l’Histoire : (…) on compara Marat au Sauveur du monde ; Charles IX écrivit aux gouverneurs des provinces d’imiter les massacres de la Saint-Barthélemy, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de Septembre. Les Jacobins étaient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI à l’instar de Charles Ier d’Angleterre… ».
N’importe quoi, pour n’importe qui, n’importe quand : on est d’abord tenté de rejoindre le scepticisme de ceux qui considèrent qu’on peut faire dire tout ce qu’on veut à l’Histoire. Non sans bien des exemples démonstratifs. Au moment même où je rédige cet article, le 11 décembre 2010, j’entends à la télévision Jean-François Copé, tout neuf secrétaire général de l’UMP, dans un discours devant le Conseil national de son parti, expliquer que sa « feuille de route » sera inspirée par deux principes : la « levée en masse » des soldats de l’an II et l’Union sacrée de 1914. Rien que cela…
Qu’on songe à l’utilisation faite de la conférence de Munich, en septembre 1938, qui vit la Grande-Bretagne et la France abandonner la Tchécoslovaquie à Hitler, devenue –après coup- un symbole universel de lâcheté funeste. Guy Mollet affiche son refus d’un « nouveau Munich » quand, après la nationalisation du canal de Suez par Nasser, il envoie l’armée française en Egypte. Un ancien ministre de Valéry Giscard d’Estaing, André Giraud, ingénieur du corps des mines, écrit en première page du Monde, le 4 février 1982, pour dénoncer la mollesse de la France et de son président Mitterrand après la « normalisation » de la Pologne par le général Jaruzelski : « Nous sommes en 1938 ! ». Philippe Séguin, au temps d’Edouard Balladur premier ministre, entre 1993 et 1995, l’accuse de préparer un « Munich social ». L’Express rapporte, le 19 août 2008, que le président géorgien Saakachvili supplie l’Occident de protéger son pays contre la Russie, afin d’éviter, ici encore, « un nouveau Munich ». Toutes comparaisons pour le moins approximatives et dont la pertinence paraît incertaine…
L’usage posthume que la postérité a fait de la malheureuse Jeanne d’Arc, tirée depuis deux siècles à hue et à dia, et qui n’en peut mais, laisse sidéré. Michelet en a fait, à gauche, le symbole d’une France populaire contre la veulerie des élites de son temps. Jean Jaurès est dans la même ligne quand il s’écrie, à la tribune de la Chambre, en décembre 1904 : « Si Jeanne a été martyrisée, c’est grâce, d’une part, à l’indifférence d’une cour ingrate et de nobles frivoles, c’est aussi avec la complicité de l’Eglise… ». A quoi réplique M. de Baudry d’Asson, député royaliste : « Jeanne d’Arc devrait bien ressusciter pour sauver la France de votre République, comme elle l’a sauvée de l’Anglais ! » Sanctifiant en 1920 la Pucelle d’Orléans, Rome la tire vers le catholicisme. Et la voilà qui glisse ensuite, sans plus d’entrave, la malheureuse, jusqu’à l’extrême droite. Vichy la célèbre comme son héroïne et Jean-Marie Le Pen, défilant chaque année devant sa statue des Pyramides, la salue comme emblématique du refus de l’immigration : « Aimer les Anglais, oui, mais les aimer chez eux… » Il est en fidélité à ce député breton qui expliquait, dès 1894, que l’évêque Cauchon, qui l’avait conduite au bûcher, était subrepticement juif…
Un autre jeu consiste à assimiler, que ce soit en bonne ou en mauvaise part, un personnage de l’histoire à un acteur politique contemporain. Ainsi de ce portrait du jeune Adolphe Thiers, ministre de Louis-Philippe dans les années 1830, texte déniché par Jacques Julliard dans un vieux livre de l’historien Thureau-Dangin à propos d’une personnalité contemporaine dont je n’ai pas besoin de donner le nom : il évoque « un jeune homme que sa petite taille suffisait à faire remarquer » et poursuit : « Sa démarche, ses manières, son sautillement continuel, le balancement étrange de ses épaules, un certain manque d’usage (…) dénotaient plus d’originalité que de distinction. Du reste, nullement embarrassé de sa personne, il allait, venait, abordait chacun sans façon, s’emparait des conversations, parlait à tous et de tout, racontait, discutait, tranchait, professait avec une volubilité pétulante… »
Soit. Mais de tels rapprochements laissent sur un certain sentiment de frivolité. Il faut donc se hâter de ne pas s’en tenir là. Cicéron voyait dans l’Histoire une « maîtresse de vie. » L’historien grec Polybe écrivait, au IIe siècle avant Jésus Christ: « L’étude de l’Histoire constitue la meilleure préparation au gouvernement de l’Etat et la discipline entre toutes capable de nous exhorter à supporter avec constance les caprices de la Fortune. »
Au-delà du dérisoire, c’est un sujet digne d’attention que la manière dont les hommes d’Etat plient le passé au service de leur réflexion et de leur action. Chacun s’avance dans l’arène armé de sa culture historique propre. Et il en nourrit forcément sa rhétorique et sa conviction quand il parle à ses sujets ou à ses concitoyens – depuis que la République a assuré ses assises.
Il peut, au demeurant, s’en trouver égaré. Dans ses Souvenirs, Tocqueville explique que le roi Louis-Philippe, dans l’action malheureuse qui a amené sa chute, en février 1848, a été égaré par « cette lueur trompeuse que jette l’histoire des faits antérieurs sur le temps présent ». « On s’appuie sur l’Histoire, mais l’Histoire n’est pas notre code, s’écriait déjà le pasteur Rabaut Saint-Etienne, député à l’Assemblée constituante, au début de la Révolution. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire par ce qui s'est fait, car c'est précisément de ce qui s'est fait que nous nous plaignons".
Et cependant on aperçoit aussi quelle force l’action peut tirer de la connaissance du passé. Rien qui s’en déduise automatiquement – mais quel avantage, pour éclairer la complexité de toute conjoncture, que de pouvoir « lisser » la courbe de l’actualité ! Rien de plus efficace pour aider à faire le départ entre l’essentiel et l’accessoire. Rien de plus utile pour différencier un acte dont les conséquences dureront en profondeur et la réaction spasmodique à un épisode qu’un souffle emportera.
Toute ressemblance avec des événements antérieurs n’est pas, de surcroît, fantasmatique. Bien au contraire : il existe en Histoire non pas -jamais- des répétitions à l’identique mais des enchaînements, des logiques, des causalités qui se font écho d’une époque à l’autre. Par quoi le leader –comme l’électeur- aiguise évidemment son discernement.
Bornons notre attention aux cinq présidents de la Cinquième République : la nature et les dimensions de la culture historique de chacun éclaire leur comportement tant au fil des jours ordinaires qu’en face des grandes échéances. Et si, pour ne parler que du premier et du dernier, Nicolas Sarkozy donne souvent le sentiment d’une sorte de gêne devant la mémoire du général de Gaulle, n’est-ce pas que leur connaissance du passé, national et planétaire, est à une distance stratosphérique?
D’un côté, un homme qui trouvait spontanément dans les « humanités », dont il était l’héritier attentif et studieux, des clés pour servir sa réflexion et sa pédagogie républicaine, au cœur des tempêtes comme dans le calme de son écriture rétrospective, au temps des Mémoires rédigés pour l’avenir. De l’autre le seul de nos présidents dépourvu des références essentielles à une culture qui pourrait brider et organiser ses impulsions successives. Avec deux conséquences : un dédain affiché pour les classiques (se relèvera-t-il jamais de celui porté par lui à la Princesse de Clèves ?) et un effort désordonné d’utilisation de tel ou tel aspect du passé national selon les suggestions que lui soufflent ses conseillers plus lettrés que lui et parmi lesquelles il paraît impuissant à faire le tri avec sagacité.
Eclairante est d’ailleurs la querelle en cours sur le Musée de l’Histoire de France, dont Nicolas Sarkozy a paru vouloir faire un « grand projet ». L’idée n’était pas absurde –mais elle a été naufragée par un débat politicien sur l’identité nationale, en soi légitime, mais rabougri et pollué. Rabougri aux dimensions d’un pensum confié aux malheureux préfets tout désemparé. Pollué parce que lancé sous les auspices d’un ministère dont l’intitulé la rattachait à la seule question de l’immigration, avec une odeur, du coup, quelque peu fétide alentour. Rarement, en vérité, la sagesse de Clio a-t-elle fait autant défaut à Marianne.
Jean-Noël Jeanneney