27 leçons d’histoire

L’Europe à vingt-sept voix: ardeur intellectuelle, ambition civique.

Préface

En invitant vingt-sept historiens, enracinés dans tous les pays de l’Union européenne, à venir, au service d’une meilleure compréhension des enjeux d’aujourd’hui, nous parler du passé de notre continent tel qu’ils le voient chacun de leur fenêtre, nous savions bien qu’une question presque obsédante traverserait leurs contributions : faut-il voir dans le fait national une entrave ou un levier pour la construction d’une Europe qui soit forte d’une volonté de vivre rassemblée et assurée de son originalité dans le monde?

On cite toujours, à juste titre, la conférence fondatrice de Renan, prononcée en 1882, « Qu’est-ce qu’une nation ? » où il cerne et salue le phénomène majeur de son siècle, qui l’est demeuré, après lui, au long du suivant : la prise de conscience par un large groupe humain de l’existence de traits qui le différencient de tous les autres et fondent son autonomie.
 
Quelle que soit l’importance des données territoriales, langagières, religieuses qui, héritées,  ont contribué à dessiner l’identité d’une nation, le ressort principal de celle-ci demeure l’adhésion affective, nourrie de souvenirs partagés, fruit d’un long travail d’un pays sur lui-même. « Les hommes, disaient Fustel de Coulanges en 1870, sentent dans leur cœur qu’il sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie, c’est ce qu’on aime … »
 
Or, il a fallu longtemps pour qu’on admette sérieusement que ces sentiments pourraient s’élargir, un jour, à l’Europe entière. Il a fallu que d’autres modes d’organisation fussent d’abord dévalorisés. Au temps du traité de Vienne, en 1815, le chancelier Metternich et ses homologues en diplomatie instaurèrent la Sainte-Alliance qui postulait que de vastes ensembles, au premier rang desquels l’Empire autrichien, coaguleraient de force des aspirations nationales, celles mêmes qui furent encore écrasées quand elles se réveillèrent, en 1830 et surtout en 1848, lors du « printemps des peuples ». Cette architecture était aussi fondée sur la conviction que le meilleur équilibre pour l’Europe était celui du « concert » de puissances à la fois raisonnables et insatisfaites –un concert où par nature foisonneraient les antagonismes.
 
Il faut dire qu’on sortait de l’ère napoléonienne qui venait d’incarner un tout autre modèle, celui du souverain conquérant, avide de bousculer les frontières et de réunir le continent par la force. « Je suis la Révolution à cheval ! » s’écria un jour, dit-on, le général Bonaparte. Mais dans les derniers temps de sa prodigieuse épopée, Napoléon avait fait litière du principe de la libre détermination des peuples issu des Lumières et que les révolutionnaires avaient proclamé et diffusé.
 
Dante avait déjà défendu l’idée d’une nécessaire monarchie universelle dans son De Monarchia, au début du XIVe siècle, en cette fin d’un Moyen Âge qui fut hanté, entre pouvoir pontifical et pouvoir impérial, par la nostalgie de l’Empire romain. De cela les patriotismes opprimés ne voulaient pas, bien sûr, au XIXe siècle, mais les chancelleries de l’ère metternichienne pas davantage. Et le mouvement qui conduisit à l’unité allemande et à l’unité italienne, tout incommode qu’il ait été pour les pouvoirs en place, secondaires ou majeurs, suscitant de nouvelles puissances aux côtés de l’Angleterre, de la France, de l’Autriche, ne rompait pas fondamentalement avec le modèle  promu par Metternich.
 
Pour qu’il en surgît un troisième, duquel jusqu’alors avaient rêvé seulement quelques prophètes dont la voix ne porta guère en leur temps, il fallut que le système du concert des Etats se sclérosât jusqu’à perdre toute souplesse et aboutît à la machine infernale de la Grande Guerre. Si  les années 1920, ensuite, virent se dessiner quelques projets d’Union volontaire qui anticipèrent sur les réussites du second après-guerre, ceux-ci volèrent en éclats quand le nazisme s’empara de l’Allemagne, ultime avatar d’un pouvoir impérial en quête d’une hégémonie continentale conquise par la violence. C’est après son effondrement et à la sombre lumière de ses leçons que se concrétisa une nouveauté radicale : le rapprochement libre de souverainetés concertées et consentant des délégations de pouvoir qui paraissaient naguère encore impossibles à envisager par l’esprit d’indépendance farouche des Etats et l’orgueil ombrageux des nationalismes.
 
On oublie souvent que dans la conférence célèbre dont j’ai évoqué la portée et le retentissement, Renan avait affirmé aussi : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. »
 
« Les remplacera ? » C’était beaucoup dire et annoncer un effacement complet dont l’Histoire offre peu d’exemples. Le caractère proprement inouï de ce qui a été bâti depuis les années cinquante n’empêche pas qu’à vue humaine le fait national soit destiné à se perpétuer très longtemps. Il n’est, me semble-t-il, aucune des conférences ici regroupées qui vienne démentir cette conviction.
 
« Fédération d’Etats-nations », cet oxymore fécond et fragile inventé par Jacques Delors dirige précisément vers les incertitudes auxquelles ce livre à multiples mains offre une introduction, pour la pensée et pour l’action. Nous n’en ferons pas mystère : en prenant cette initiative, dans le cadre des XIe rencontres de Blois et au centre de la présidence française de l’Europe, les Rendez-vous de l’Histoire ont eu l’ambition de contribuer à une réflexion concrète sur l’Union, à mi-chemin entre le camp des réalistes exaspérés par l’illusion d’une disparition complète des nations et des utopistes stigmatisant les impuissances du scepticisme et du cynisme. 
 
Le plus sûr espoir d’échapper à cette alternative décourageante réside dans la conviction qu’il n’y a jamais de table rase, de rupture qui permette de s’affranchir de ce que la nation a incarné et porté d’élan mais en même temps qu’aucun carcan ne s’impose pour autant à l’imagination politique. Le mythe de la nymphe Europe arrachée par Zeus au sable blanc de sa plage phénicienne symbolise cela : en s’abandonnant à la séduction du taureau blanc dans la forme duquel le premier des dieux s’était incarné, en se laissant emporter par lui vers un Occident inconnu et imprévisible, elle incarnait l’espérance d’un monde nouveau, les vertus du mouvement contre les pusillanimités et le psittacisme des conservateurs.
 
L’Europe est partout où le donné des héritages –les paysages, les parlers, les œuvres- n’est pas reçu comme une contrainte qui force à la répétition mais comme une inspiration collective pour la suite. Elle ne peut être ni une nostalgie ni une abstraction. Elle doit être mouvement, sans relâche. Et l’on se convainc que si décidément le fait national est insubmersible, à vue humaine, tout l’effort doit être d’exhausser ses mérites à la hauteur de l’Union.
 
La nation nous a appris notamment que la démocratie est d’abord riche d’une délibération permanente sur un avenir collectif, quelle que soit l’histoire familiale et personnelle de chacun, et qu’il est essentiel que soient lisibles les enjeux des débats intestins pour qu’une majorité et une opposition se définissent en se différenciant sur les politiques collectives. Rien n’est plus néfaste à la solidarité et à cet accord tacite sur les règles du jeu qui devraient  transcender ces débats –voyez les taux d’abstention, partout, lors des élections au Parlement européen- que l’absence d’une confrontation politique affichée et sur laquelle les votes puissent peser. Un consensus mou qui ne laisse qu’une latitude de choix marginale à la machine constitutionnelle peut être acceptable pour la sérénité de la Confédération suisse ; il ne peut sûrement pas armer la vigueur de l’Europe, à l’intérieur d’elle-même ou à l’extérieur.
 
Ce livre d’historiens, sous ses multiples facettes, conduit encore à vérifier qu’une nation ne peut se défendre contre les crispations égocentriques que si elle porte une ambition universaliste, si elle fait entendre une voix sans pareille dans le monde entier – c’est la leçon de ce que la France révolutionnaire a eu de meilleur, parmi tous ses débordements. Or, cela est vrai aussi pour l’Europe, à son niveau. L’héritage qu’elle entretient est assez riche et puissant -l’antiquité gréco-romaine, les sources chrétiennes, l’humanisme et les Lumières-  pour que sa fierté soit féconde, à condition qu’elle affirme sans timidité qu’il lui revient d’en exprimer les vertus originales en refusant toute subordination.
 
Sous cet éclairage, sa pleine indépendance par rapport aux Etats-Unis d’Amérique, dont elle doit apprécier l’alliance, honorer les succès, distinguer les spécificités, rejeter les arrogances est évidemment indispensable, conforme à l’exigence des grandes nations jadis, naguère et encore. Le meilleur de l’enseignement de De Gaulle dans ce domaine (legs qu’il serait incongru d’abandonner, en France, à un parti plutôt qu’à un autre) se retrouve sur ce point, et puisque ce grand homme n’est plus présent pour inquiéter l’amour-propre des partenaires européens, pourquoi hésiter à lui être, à cet égard, fidèle ?
 
Souci de la survie de la planète, refus de la peine de mort, obsession de la diversité culturelle et langagière, organisation de la protection des plus faibles contre les aléas de la vie, promotion de l’égalité des sexes, intervention de l’Etat voué à surplomber le marché, ses dynamismes comme ses dévergondages : toutes ces composantes d’une détermination qui colore aujourd’hui l’originalité de la plupart des nations européennes par rapport à tant d’autres doivent structurer, au niveau supérieur, la force de l’Union sur la planète: selon une certaine image de soi, une certaine gestion de l’espace et de la mémoire.
 
L’espace ? Un bon nombre des textes qu’on va lire conduisent tout droit à une réflexion sur les frontières. Rares sont les nations qui ne se soient pas identifiées à un territoire, possédé ou désiré, en tout cas bien cerné sur les cartes qu’on affiche dans les salles de classe et qui s’inscrivent dans la mémoire des enfants. Les critères sont plusieurs : géographiques, religieux, langagiers… et bien fou serait celui qui voudrait n’en promouvoir qu’un seul. Mais que ces limites territoriales fussent claires, stables et potentiellement durables dans la conscience des habitants, voilà qui renforçait la cohésion des peuples et l’efficacité des Etats tout en affaiblissant, quand elles étaient agréées et fixées, la purulence des passions nationalistes. Aujourd’hui on peut débattre à l’infini des frontières idéales de l’Union, et des principes sur lesquels les fonder, mais quand bien même une part d’arbitraire, entretenu par les hasards de l’Histoire, est inévitable dans la fixation des lignes, le confort civique et affectif des citoyens de l’Europe exige qu’on s’arrête quelque part et qu’ils sachent que demeurera durablement dessiné, sur ses marges, le grand ensemble auquel ils dédieront leur fidélité.
 
La mémoire ? Gabriel Monod écrivait voici plus d’un siècle : « Sans se proposer d’autre fin que le profit qu’en tire la vérité, l’Histoire travaille, d’une manière secrète et sûre, à la grandeur de la patrie en même temps qu’au progrès du genre humain ». Il est arrivé souvent, dans le cours du siècle qui a suivi, que ces deux objectifs se révèlent antagonistes –mais le souci de leur conciliation doit demeurer vivant autant que jamais au profit de l’Union européenne.

A cet égard le rapprochement en bouquet des contributions qu’on va lire porte toute la force d’une démonstration. Car leur diversité n’entraîne pas, chacun pourra en juger, de contradictions essentielles (songeons par contraste ce qu’il en aurait été vers 1935…) et ils témoignent assez que, par-delà la différence des rhétoriques, des curiosités, des points de vue, se révèlent depuis un demi-siècle, confirmés après la fin du communisme à l’est, le rabotage des stéréotypes les plus délétères et l’érosion des angles aigus de l’incompréhension et de la haine.

 
Certes la confrontation organisée dans cet ouvrage ne permet pas, puisqu’il s’agit d’une complicité d’universitaires, de nier que l’élan vers l’Europe, comme en témoigne assez, d’élection en élection, la sociologie des votes, est plus vif parmi les élites de la pensée, des affaires et de la politique que dans la profondeur des peuples. Mais n’est-ce pas le moment d’observer que dans tous les pays, à l’ouest de notre continent, l’idée nationale a été, aux origines, assumée et mise en œuvre par ces mêmes classes dirigeantes ? Et qu’il a fallu, pour qu’elle se répande, qu’un long effort d’éducation, d’information, de démonstration, de persuasion soit conduit avec obstination ?
 
Rappelons-nous, pour le citer encore, ce que de Gaulle disait à Alain Peyrefitte : « Notre politique, je vous demande de bien le faire ressortir, Peyrefitte, c’est de réaliser l’union de l’Europe… Mais quelle Europe ? Il faut qu’elle soit véritablement européenne. Si elle n’est pas l’Europe des peuples, si elle est confiée à quelques organismes technocratiques plus ou moins intégrés, elle sera une histoire pour professionnels, limitée et sans avenir » .
 
L’effort d’unification des nations par elles-mêmes a été pluriséculaire et peut-être n’est-elle pas tout à fait achevé chez les plus récemment créées, telle l’Allemagne et l’Italie, au moment où il est question d’un niveau supérieur. Quant à l’Europe, Eric Hobsbawm montre assez, dans le propos qui a ouvert la série de ces conférences, en s’élevant contre les mythes téléologiques, que l’unité du continent dans tous les ordres de l’activité humaine n’a pu se concevoir que dans un passé qui est tout récent à l’échelle de l’aventure humaine : on ne peut donc s’étonner qu’elle ait encore besoin de durée pour s’achever. Ce qui n’empêche pas de s’émerveiller que sa construction toute neuve, en opposition aux forces centrifuges du patriotisme dégradé en nationalisme, y rende la guerre entre les Européens improbable pour longtemps et de se souvenir que cela serait apparu à nos pères quasiment miraculeux.
 
Jean-Noël Jeanneney
Président du Conseil scientifique
des Rendez-vous d’histoire de Blois