De la IIIe à la Ve, Le legs des Républiques

Le poète latin Horace ironisait déjà, au premier siècle avant Jésus Christ, sur la tendance naturelle des vieillards, « laudatores temporis acti », à embellir le passé pour noircir le présent. L’attitude inverse se rencontre aussi, propre, celle-ci, non pas aux nostalgiques d’une jeunesse enfuie mais aux citoyens parant de vertus exagérées les changements qu’ils ont connus.

Ainsi en est-il allé des fondateurs de notre Cinquième République, enclins à charger de tous les péchés celles qui l’avaient précédée. Le personnage majestueux du général de Gaulle domine le tableau, avec sa gloire fondée sur des mérites éclatants. Et par deux fois il a défini son action en violent contraste contre les dévergondages proclamés des régimes antérieurs.

Ses Mémoires, dans leurs premières pages, évoquent explicitement les impuissances d’une Troisième République qui fut certes illustrée, il l’admettait, par quelques grands talents mais se montra  incapable de suivre un dessein ferme et fut rongée par l’instabilité ministérielle. Quant à la Quatrième, qui ne lui est jamais apparue que comme une sinistre parenthèse entre son premier départ, en janvier 1946, et son retour aux affaires dans les remous de la guerre d’Algérie, en mai 1958, il n’a pas cessé d’en stigmatiser l’impuissance, fille de l’omnipotence de l’Assemblée, des combinaisons des partis et de la faiblesse d’un pouvoir exécutif sans cesse remis en cause par les crises ministérielles.

Nul doute que la Constitution du 4 octobre 1958, complétée en 1962 par l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct, n’ait marqué une rupture essentielle dans la marche de notre démocratie, mettant à mal ce qu’on a appelé le « modèle républicain » qui fonctionnait depuis les années 1870. En installant le président de la République au centre de l’édifice, à la place du Parlement, en libérant son gouvernement du risque d’être fréquemment culbuté, en lui permettant de fonder sa solidité sur un recours direct aux citoyens « par-delà les intermédiaires », comme il disait, le Général a permis, au temps de son règne, la continuité des politiques et un prestige retrouvé de notre pays dans le monde.

Ajoutons, pour faire bonne mesure, que l’accès au pouvoir de François Mitterrand et des socialistes en 1981 a démontré, de manière salutaire pour les équilibres de la société, que cette continuité pouvait profiter à la gauche. Et que l’accord entourant les principes de cette République telle qu’elle prenait forme a été bien plus large que celui dont avaient pu disposer les précédentes : la Troisième ayant eu à assumer la haine que l’opposition cléricale et contre-révolutionnaire portait à « la Gueuse », comme elle disait, et la Quatrième à s’accommoder, après que le texte fondateur n’eut été agréé par le peuple, en 1946, qu’au bénéfice  d’une  minorité de faveur, de l’hostilité déterminée à son principe même, sur ses flancs, des communistes d’un côté et des gaullistes de l’autre.

Soit. Et pourtant ce contraste perd de sa force quand on veut bien considérer la Troisième dans sa longue durée. L’instabilité des gouvernements, dans les années qui précédèrent la Grande guerre, fut bien moindre qu’on ne l’a dit souvent (plusieurs cabinets durèrent trois ans) et certains postes furent durablement occupés. Le Quai d’Orsay, par exemple, ne connut qu’un seul titulaire, entre 1898 et 1905 –Delcassé- ou entre 1925 et 1932 –Aristide Briand. A-t-on dans l’esprit que depuis 1993 on a dénombré huit ministres des affaires étrangères, et que treize ministres des Finances se sont succédé à Bercy? Au surplus la circulation des personnages consulaires, autrefois, d’un ministère à l’autre, tempérait les inconvénients de leurs mandats trop brefs.

Un souci explicite de De Gaulle fut de rendre lisibles les responsabilités des membres de l’exécutif devant les citoyens. Par quoi il eut exclu évidemment le brouillage des lignes qu’implique la cohabitation, telle que Jacques Chirac l’a acceptée ou provoquée, à trois reprises : une fois à Matignon, entre 1986 et 1988, une fois par le truchement de son « ami » de l’époque, Edouard Balladur, entre 1993 et 1995, et une fois à l’Elysée, entre 1997 et 2002. Jacques Chirac qui avait pourtant commencé sa carrière sous l’autorité du Général et qui savait bien que, dans l’esprit de celui-ci, la longueur du septennat, garantie des actions pérennes, ne se justifiait que par les rendez-vous intermédiaires (référendums ou législatives) que le président de la République avait avec le peuple.

On a salué souvent la souplesse d’un système capable de s’adapter sans se  briser à des situations aussi variées. Oui, mais il a perdu dans ces périodes-là, où les lignes étaient brouillées, beaucoup de l’efficacité  démocratique dont on pouvait le créditer jusqu’alors. La France de Gambetta, de Jules Ferry, de Clemenceau (et même de Daladier) savait au contraire fort bien qui la gouvernait et sanctionnait ensuite librement dans les urnes, lors des élections de la Chambre, les chefs qu’elle s’était donnés.

L’honnêteté conduit aussi à comparer, pour juger des résultats, la nature des traverses rencontrées. On peut dire tout ce qu’on veut et n’importe quoi sur les « événements » de Mai 68, saluer ou non ce qu’ils ont permis –ou simplement cristallisé- dans l’ordre de la libération des mœurs, il reste que les enjeux n’en ont jamais été vitaux. Ce sont bien d’autres défis qu’ont dû affronter les régimes antérieurs, et qui touchaient à la vie même de la nation et à la pérennité de la démocratie qu’ils avaient imposée, à force de sagesse, contre le double héritage du royalisme et du bonapartisme. La blessure de l’Alsace-Lorraine arrachée en 1871, l’angoissante solitude diplomatique qui suivit, jusqu’au rapprochement, réussi à grand mérite, au tournant du siècle, avec la Russie et l’Angleterre, l’émergence du boulangisme populiste, les résurgences du cléricalisme et du militarisme à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, toutes ces épreuves furent surmontées. La Grande Guerre aussi et surtout : comment ne pas créditer la Troisième d’avoir tenu bon, alors, dans une pareille tragédie, d’avoir su promouvoir en Clemenceau le chef capable de conduire et d’incarner l’ultime sursaut, en 1917-1918, et de l’avoir fait sans que jamais ne fussent menacées les règles fondamentales de la démocratie parlementaire ?

Les deux dernières décennies de la Troisième ont été bien plus sombres, assurément, et marquées par de dramatiques faiblesses. Mais il faut rappeler que les drames provoqués par la Crise de 1929 et la pression de deux totalitarismes enfantés par la guerre elle-même ont été sans commune mesure avec ceux qu’a pu -au moins jusqu’à l’heure présente…- rencontrer notre pays depuis la fin du conflit algérien. On oublie trop, au surplus, ce que les années vingt ont pu nourrir d’espérances, en France, au temps d’Aristide Briand, quant à l’organisation d’une société internationale apaisée et d’une Europe à construire. Rêves fauchés après 1929, mais qui ont fécondé, après 1945, les réalisations de la Quatrième.

Et précisément, du côté de celle-ci, n’est-il pas juste, au  lieu de se borner à énumérer les faux pas de ses gouvernements, tout humiliants qu’ils aient été souvent, de la créditer du magnifique effort, cette fois-ci réussi, pour surmonter les haines héritées, pour lancer la construction européenne et assurer ses bienfaits sur notre continent –la paix et la prospérité ? Une prospérité que les Trente Glorieuses ont enracinée et dont le brio justifie rétrospectivement, par les temps qui courent, une compréhensible nostalgie.

Un mot encore : parce que nous sommes habitués à jouir des bienfaits de libertés publiques (toutes fragiles qu’elles soient toujours), et d’une sécurité sociale, (toute menacée qu’elle paraisse à présent), qui sont enviés comme des privilèges merveilleux par bien des peuples de la terre, nous ne devons pas pour autant laisser s’éroder notre reconnaissance envers ceux dont l’imagination, le courage, la générosité nous les ont jadis procurés.

Depuis la chute du communisme à l’est et sa déconfiture chez nous, le regard condescendant que la gauche marxiste jetait sur les pères fondateurs de la Troisième, méprisés comme des réformistes incertains et timides par rapport aux nirvanas que promettaient les messianismes du temps, a laissé place à une légitime considération. Et, pour tout dire, leur renommée a repris des couleurs. Les lois sur la liberté de la presse, la liberté  syndicale et d’association, l’école gratuite pour tous, l’insertion, réussie, en ces temps-là, d’une immigration précieuse pour la nation, et aussi la laïcité primordiale qui fonde notre contrat collectif et qu’il nous revient de préserver comme la prunelle de nos yeux, tout cela complété par les progrès sociaux qui ont suivi la Libération et que la Quatrième a enracinés : comment, sans aveuglement, sans mauvaise foi, rapetisser ce bilan ? Et sommes-nous si sûrs que nous pourrions créditer d’une même gratitude les cinquante ans que vient de vivre la France?

Jean-Noël Jeanneney