Le mot et l’image: la fausse querelle

Jean-Noël Jeanneney, professeur, historien des médias, a été président de Radio France, secrétaire d’Etat à la Communication et préside actuellement la Bibliothèque nationale de France (BNF), temple de l’écrit qu’il ouvre largement à l’image. Avec un vigoureux optimisme et une grande foi dans la sagesse républicaine, il balaye quelques « idées reçues » à la Flaubert, et dit en passant le mal qu’il pense du journal de France 2 et du mode de nomination du président du service public.

Croyez-vous, comme beaucoup, que la prédominance de l’image télévisée dans l’information de masse favorise les émotions au détriment de l’explication et de la raison ?

Comme historien et comme citoyen, j’ai tendance à nuancer cette affirmation devenue désormais banale. Depuis toujours il y a eu des textes qui ont puissamment servi l’émotion, qui ont fait appel aux ressorts les plus élémentaires de la psychologie, et en face des images raffinées qui, dès lors que l’on y accède avec un esprit ou une culture permettant d’organiser le regard et la perception, peuvent être riches en informations. Donc cette opposition est en réalité beaucoup trop simple et elle me paraît devoir être rejetée. Si l’on considère l’histoire de la presse, il y a eu, par exemple sous la IIIe République, quantité de journaux qui s’adressaient surtout aux classes populaires et qui charriaient quantité d’émotions élémentaires alors que bien des photographies et des dessins (y compris des caricatures) pouvaient en dire beaucoup plus qu’un texte.

Il semble tout de même que l’effet grossissant de la télévision a tendance à inverser le rapport entre l’information « explicative » de l’écrit et l’information « émotionnelle » de l’image, non ?

Quitte à paraître paradoxal, je vous dirai que je ne crois pas que ce soit l’effet de la télévision. Pendant toute une partie de l’histoire de France, jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la grande majorité des Français, une bonne partie en tout cas, ne savaient pas lire, et leur information s’appuyait sur des images, notamment celles distribuées par des camelots, qui faisaient appel aux émotions les plus brutales. Il ne faut pas s’imaginer que, dans le passé, tous les Français étaient, comme un certain nombre de bourgeois éclairés, comme l’élite du savoir et des diplômes, capables de prendre, grâce à l’écrit, un recul par rapport aux émotions du moment. Les foules ont toujours été entraînées par les pulsions collectives. Lorsque, à l’époque de Louis-Philippe, en 1844, il y eut un différend entre les Français et les Anglais, à l’autre bout du monde, du côté de la Polynésie, à propos d’un missionnaire nommé Pritchard, la presse populaire s’enflamma et tout Paris chanta sur l’air de « Charles VI », l’opéra à succès de Fromental Halévy : « Guerre aux tyrans, jamais en France, jamais l’Anglais ne règnera. » On fut à deux doigts d’une guerre absurde. Il n’y avait pas encore d’image décisive… L’écrit suffisait.

Alors, plus que la nature du média, c’est la qualité du journalisme qui peut faire la différence ?

Tant du côté de l’image que du côté de l’écrit, la question est de savoir dans quel cadre, dans quel contexte surgit l’information, comment on l’explique et surtout par quel type de médiateur on passe pour permettre au citoyen d’accéder au message. Cela ramène tout simplement à la question de la qualité d’un certain journalisme, à la qualité d’une certaine école, à ces deux piliers que les fondateurs de la IIIe République avaient posés comme soutiens majeurs de la société à bâtir, d’un côté l’information, et de l’autre l’enseignement. Avec la grande loi de 1881 fondant la liberté de la presse, on fait confiance à celle qui explique, qui organise les nouvelles selon une hiérarchie réfléchie, qui donne au citoyen la capacité de regarder les choses en lumière rasante, qui met les paysages en relief et non pas sous l’éclat brutal du soleil de midi qui écrase les formes.

Vous l’avez compris : j’ai tendance à penser décidément qu’on exagère beaucoup, à l’heure actuelle, par paresse d’esprit parfois, l’opposition entre l’image et le texte. Certains textes sont profondément dégradants, qui aiguillonnent le pire de la passion au détriment de l’intelligence et de la raison. En revanche, bien des images peuvent être enrichissantes lorsqu’elles sont considérées par des esprits et des cœurs préparés à en faire bon usage.

Mais il y a tout de même des circonstances récentes où le déferlement d’images dramatiques à la télévision a amplifié des émotions qui ont à leur tour amené les responsables politiques à prendre des décisions qui n’étaient pas toujours justifiées.

Évidemment ! Mais est-ce nouveau ? Croyez-vous qu’au moment de la Grande Peur, dans les campagnes françaises au début de la Révolution de 1789, c’est l’écrit qui a provoqué les grands débordements collectifs ? Les colporteurs diffusaient des images élémentaires qui nourrissaient les rumeurs. Et au siècle des Lumières, croyez-vous que les philosophes étaient lus partout ? Non, ils faisaient avancer un certain nombre de réflexions parmi les élites, mais d’autre part on entretenait les passions collectives avec les gravures de toutes sortes. Au fond, je pense que si le défi que nous rencontrons à cet égard est lourd, il n’est guère différent de ceux du passé : comment faire dominer la passion par l’intelligence, parmi la diversité des médias. A chaque responsable d’y contribuer.

Il n’y a donc pas aujourd’hui, selon vous, par rapport au passé, d’effet négatif du basculement de l’écrit à l’image dans la formation de l’opinion publique ?

Non, et d’autant moins qu’entre l’écrit et l’image existe un troisième acteur fondamental qui est la radio, qui joue depuis soixante-dix ans un rôle si important dans l’information et la formation de nos concitoyens, et qui est le média auquel, à en croire les sondages, ils font le plus confiance.

Est-ce que les dirigeants politiques ne sont vraiment pas plus sensibles qu’autrefois aux mouvements émotionnels qui se manifestent davantage à travers les médias audiovisuels de masse qu’à travers la presse écrite ?

Eh bien, je ne le crois pas. On a toujours relevé une opposition entre les hommes politiques et les hommes d’Etat, entre ceux qui font ce qu’André Tardieu a appelé un jour la politique « du chien crevé au fil de l’eau », et ceux qui sont capables de prendre de la distance par rapport à l’opinion, même depuis qu’existent les « gallups », quitte à expliquer, expliquer sans cesse, entre écoute et pédagogie. Quand survient l’éruption du Mont Pelé à la Martinique en 1902, l’événement émeut l’opinion autant que le tsunami de Noël dernier. Prenez l’exemple de la peine de mort. Il y eut au début du siècle dernier un président de la République, Armand Fallières, qui y était absolument hostile pour des raisons morales, philosophiques et civiques à la fois. Accédant à l’Elysée, il décida donc de gracier tous les condamnés à mort. Il le fit pendant deux ou trois ans. Finalement, surgit un assassin tellement affreux et la pression populaire devint si forte que Fallières accepta qu’il soit guillotiné. Non, je ne crois pas qu’il y ait plus d’émotion et moins de lucidité dans notre démocratie à cause de la télévision. L’effort est et sera de tous les temps de développer la seconde aux dépens de la première – quels que soient les médias, et je n’en excepte pas Internet.

Lorsque, en 1869, un nommé Troppmann encourt la peine de mort pour avoir assassiné toute une famille du côté des fortifications de Paris et que Le Petit Journal de Millaud s’en empare et triple ses ventes en suivant le procès comme un feuilleton (on le soupçonne même d’avoir payé un aide-bourreau pour qu’il se laisse remplacer par un journaliste afin d’accompagner Troppmann jusqu’aux marches de l’échafaud), vous croyez que cette presse faisait appel à l’intelligence la plus sereine ? C’était l’écrit, non l’image. Observez au demeurant que dans la vie collective bien des émotions sont légitimes, y compris pour entretenir le lien social et l’identité nationale, à condition que les canalise une efficace pédagogie républicaine.

Autrement dit, le responsable politique doit garder la tête froide devant la médiatisation des émotions populaires ?

Je sais bien que certains dirigeants, Michel Rocard par exemple, nous expliquent qu’il serait quasiment impossible de gouverner dorénavant à cause de la dictature des sondages et de la télévision. Cette idée reçue résulte d’un manque de recul historique. Il a été loisible à Louis-Philippe (qui n’est pas mon personnage historique préféré…) d’avoir le courage d’empêcher la guerre avec l’Angleterre, lors de l’affaire Pritchard, contre l’opinion publique qui versait dans une anglophobie, symétrique de la francophobie que manifestent aujourd’hui bien souvent les « tabloïds » britanniques qui se vendent par millions ; et je parle ici de la presse écrite, pas de la télévision.

Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment une démocratie avancée peut faire en sorte que les journaux qui offrent une information réfléchie et distanciée l’emportent sur les journaux d’émotion, sur les journaux « de caniveau » (« gutter press »). Comment faire en sorte qu’une télévision responsable s’assure une audience assez large pour que ne triomphe pas sur le petit écran le pire racolage ? C’est un défi de toujours, le défi de toute démocratie, je le redis.

On dit qu’à force de regarder la télévision, les gens ne lisent plus, que ne lisant plus ils ne savent plus écrire, et que n’écrivant plus ils ne savent plus articuler leurs pensées.

Je conteste cela. Je le conteste parce que ces affirmations se fondent sur un embellissement nostalgique d’un passé que l’on voit en sépia. Permettez-moi de vous mettre sous les yeux, non sans quelque malice, un texte de Daniel Halévy (tiré de son « Essai sur l’accélération de l’histoire ») dans lequel, en 1948, il déplorait déjà les effets épouvantables de la TSF sur la pensée organisée et la réflexion pondérée, en République. Selon lui, les « citoyens qui auraient essayé, au XIXe siècle, de comprendre, plus ou moins maladroitement, “l’ensemble physique” dans lequel ils vivaient y auraient renoncé désormais. “Cette prétention, écrivait-il, aujourd’hui n’existe plus. La presse à imprimer l’avait suscitée, la rotative et la radio l’ont noyée sous le flux des feuilles et des mots. Aux environs de 1935, on nous parlait volontiers du Français moyen, de son traditionnel bon sens.

Aujourd’hui, silence sur lui ! Juste silence, il n’en peut plus. Enorme, informe, incessante, la chronique de la planète Terre lui est portée à domicile, à la table et au lit. La lecture est pour lui remplacée par un gavage sonore qui engloutit le tragique même. Il écoute, parce que l’audition est devenue une habitude de ses oreilles, comme la cigarette une habitude de ses lèvres ; il reçoit les sons, avec un sentiment complexe de soumission et de méfiance, l’une et l’autre instinctives, moins humaines qu’animales.”

S’en prenant à la radio avec une telle véhémence, la dénonçant comme vouée à éberluer les intelligences, Halévy s’inscrivait dans la ligne de Georges Duhamel lorsqu’il fustigeait, quinze ans auparavant, dans ses “Scènes de la vie future”, le cinéma, “divertissement d’ilote ivre”. Il se situait aussi, bien plus loin en arrière, dans la suite des philosophes des Lumières – même eux ! – dénonçant avec mépris l’influence délétère, sur le bien penser et le bien agir dans la société et dans l’Etat, des gazettes aussitôt périssables (destinées, comme disait Jean-Jacques Rousseau, à “finir le soir dans la garde-robe”). »

Méfions-nous décidément de ces morosités qui resurgissent à chaque génération. Comment se fait-il qu’il y ait aujourd’hui 30 % de plus de livres publiés qu’en 1980 ? Les éditeurs pourraient-ils continuer à vivre s’ils ne les vendaient pas ? Je suis, pour ma part, frappé du fait que l’on continue à publier énormément de livres et à les vendre et que par conséquent il demeure beaucoup de lecteurs. On croit parfois que la France de 1900 était tout entière celle des 30 000 bacheliers par an. Quelle erreur ! Il y en a actuellement plusieurs centaines de milliers. Alors, évidemment, si vous exigez que ceux-ci lisent aujourd’hui autant que les élèves de Janson de Sailly, de Louis le Grand ou de Henri IV autrefois, effectivement vous serez déçu.

Je n’en crois pas moins vrai que la culture évolue, que la télévision, la radio (associée à l’essor d’un certain parler technocratique) contribuent à ce que la rhétorique héritée, d’une part des Jésuites, et d’autre part du lycée républicain, se soit dégradée. Je le déplore évidemment, à titre personnel, parce qu’il s’agit de ma culture et parce que j’aime cela. Mais l’idée qu’il y aurait une chute globale de la capacité de logique et de réflexion est fausse. Il a toujours fallu se battre pour les promouvoir. Un hebdomadaire, Le Point je crois, a fait faire, voici quelques années, une correction « à l’aveugle » des copies du baccalauréat avec celles d’il y a 30 ou 40 ans. On a conclu à un maintien approximatif du niveau d’autrefois.

Vous qui êtes à la tête de la Bibliothèque nationale, vous contestez donc que la lecture soit en recul à cause de la télévision ?

S’il était vrai que le livre soit en recul si dramatique, pourquoi constaterait-on que dans toutes les villes moyennes où l’on a construit, depuis vingt ans, des bibliothèques belles et plus ouvertes, avec des médiathèques qui mélangent le livre et l’image, se soit multiplié par quatre ou cinq le nombre des gens qui les fréquentent ? Pourquoi, depuis que François Mitterrand a décidé de faire la Grande Bibliothèque, accueillons-nous désormais 3 500 lecteurs par jour alors qu’il y en avait autrefois 500 à Richelieu ? Est-ce cela la dégradation de la lecture ?

Il n’y a donc pas, selon vous, de menace sur l’intelligence et la compréhension du monde à cause de la passivité des téléspectateurs devant l’image ?

Tout ce que je vous dis ne signifie pas que tout soit au mieux dans la meilleure des France possibles et qu’il n’y ait rien à faire pour améliorer les choses. Mais je dis seulement que si l’on veut être efficace, si l’on veut travailler dans la bonne direction sur tous les médias, il faut commencer par ne pas gémir sur le fait que tout se serait détérioré, parce que ce genre de déploration est non seulement une source de désenchantement mais un encouragement à l’inaction. Il y a toujours tout à faire pour contribuer à soutenir une radio, une télévision de qualité ! C’est l’affaire, en démocratie, à la fois des citoyens et des gouvernements qu’ils choisissent.

C’est pour cela que je suis si content qu’existe Radio France, une offre de radio de qualité, dans les différents genres, qui n’existe pas dans d’autres pays, France-Musiques, France-Culture, France-Inter, etc. Saluons aussi l’effort de tant d’acteurs de qualité pour qu’il existe et subsiste une grande agence de presse française qui, malgré de nombreuses difficultés, demeure une agence internationale.

C’est pour cela aussi que je suis content qu’Arte existe. C’est pour cela que je suis souvent triste de voir que la télévision publique, qui est en concurrence avec la télévision privée (celle qui, si l’on en croit un propos désormais fameux de Patrick Le Lay, amollit les cerveaux entre deux spots pour Coca-Cola) ne marque pas assez sa différence. C’est une question politique. Je regrette que dans beaucoup d’émissions France 2 ne hisse pas assez le niveau vers le haut, mais se laisse aller à trop de similitude avec TF1. Je regrette par exemple que le journal de 20 heures de France 2 ne joue pas assez la différence avec TF1. Je préférerais qu’il y ait deux fois moins d’écoute au JT de 20 heures sur France 2 mais qu’il offre autre chose, qu’il s’ouvre davantage sur le monde, sur l’Europe. Il aurait, en définitive, en dépit des chiffres, plus d’influence qu’aujourd’hui dans le corps social. Et, sur la moyenne durée, on verrait « l’audimat » remonter peu à peu, j’en suis sûr. Il est vrai qu’il faudrait probablement supprimer la publicité entre 20 heures et minuit et augmenter la redevance. Ces réflexions nous entraînent un peu loin.

Allons encore plus loin : en démocratie, un service public de l’audiovisuel peut-il avoir d’autre justification que d’offrir au citoyen des programmes de qualité libérés de l’obsession de l’audimat ?

Là est en effet l’essentiel. Certes, il faut se méfier de certaines tentations qu’on a connues parfois dans l’audiovisuel public quand on allait jusqu’à se targuer plus ou moins ouvertement de ne toucher que l’élite d’un tout petit nombre : le risque de ghetto élitiste. Il s’agit d’autre chose. Ce qui demeure important pour le service public, du côté des sondages, c’est la progression du succès dans chaque catégorie et non pas les chiffres absolus comparés d’un genre à l’autre. Il conviendrait que les responsables, nommés pour un temps suffisamment long, soient jugés autrement (et le sachent à l’avance) que selon une pernicieuse « course à l’échalote » avec les chaînes privées, obsédées, par nature, par la publicité.

Historiquement, le secteur public a souffert d’un héritage : celui des temps où les gouvernements dominaient étroitement l’information, en tenant la bride très courte aux journalistes. Du coup, bien que cette époque-là ait été heureusement rejetée dans le passé, l’Etat a continué d’avoir une timidité paradoxale devant toute influence qu’il exercerait sur la nature des programmes (je ne parle pas, bien sûr, de leur contenu).

On ne pourrait pas expliquer sans cela que le président de France Télévisions continue d’être nommé par l’instance de régulation, le CSA, ce qui aboutit à une situation étrange et au fond pernicieuse : l’arbitre du match entre les deux équipes désigne l’entraîneur de l’une d’elles ! J’aimerais mieux que le gouvernement fasse son choix, avec l’exigence d’une approbation par un conseil ad hoc qui serait le garant de la qualité de celui ou de celle qui serait désigné (et bien sûr irrévocable, sauf faute grave).

Tout cela est à restituer dans un horizon plus large. Il s’agit de la conviction que dans le domaine culturel – notamment – le seul ressort de profit, tout efficace qu’il soit souvent dans son énergie, ne suffit jamais à assurer que s’organise le meilleur des mondes possibles, selon une alchimie mystérieuse. Ne ratifions pas la théorie (vulgarisée) de la « main invisible » d’Adam Smith. Si l’Etat ne surplombait pas le marché et ne se mêlait pas de le réguler, nous n’aurions plus par exemple de cinéma français.

C’est cette conviction fondamentale qui m’a poussé récemment à galvaniser les consciences et les bonnes volontés européennes pour que soit créée, en face de Google Print, une bibliothèque numérique propre à notre continent. L’écho très large que mon appel à rencontré m’a prouvé, s’il en était besoin, que l’Europe tout entière (la « vieille » comme la « nouvelle ») partageait cette philosophie, qui nous différencie avec éclat de nos amis américains : grande satisfaction !

Croyez-vous que la future chaîne télévisée d’information internationale dont la France veut se doter, la « CNN à la française », a la moindre chance de réussir si elle n’est pas tout de suite autant anglophone que francophone ?

La future chaîne de télévision d’information internationale pour laquelle nous avons été un certain nombre à batailler passionnément depuis des années (et dont la responsabilité me paraîtrait devoir revenir au secteur public seul) doit présenter au monde la manière dont la France – je ne dis pas son gouvernement, provisoire par nature en démocratie – considère le monde, l’Europe et elle-même, avec des adaptations selon trois directions : l’Est, le Sud et l’Ouest. Qu’elle doive le faire d’abord en français, c’est l’évidence, mais j’ai plaidé de longue date pour qu’elle le fasse aussi en anglais et bientôt en espagnol et en arabe : en effet le projet dépasse la seule croisade pour la francophonie, aussi nécessaire soit-elle. Quant aux moyens… Les chiffres peuvent impressionner si l’on s’en tient à des considérations étroitement budgétaires. Mais voilà bien un domaine où le regard doit s’élargir : il s’agit de considérer les choses d’un point de vue non pas financier mais économique et politique. Le bénéfice à en attendre est grand. Quand j’étais responsable du Commerce extérieur au gouvernement, en 1991-92, j’ai pu mesurer combien une intensification de notre présence, grâce aux médias, pouvait entraîner de conséquences heureuses non seulement pour notre rayonnement intellectuel mais pour nos exportations, celles-ci créant des emplois dans l’Hexagone, une prospérité accrue et pour le Trésor davantage de rentrées fiscales. Voilà bien un domaine où il faut prendre les choses de haut.

Cela nous ramène à la relation mot/image. Certaines chaînes internationales d’information télévisée ont parfois tenté d’atténuer l’onéreux problème de la multiplicité linguistique en diffusant des séquences d’images sans paroles. Elles appellent ça du no comment. Est-ce qu’il y a un sens, en matière d’information, à présenter de l’image seule, sans le soutien de la parole ?

Je ne déteste pas la pratique d’Euro News diffusant ces images sans paroles que vous évoquez. C’est un bref moment où les sourds se retrouvent à égalité avec les autres… Plus sérieusement, je crois que cette pratique est vouée à demeurer l’exception. Le charme, le prix, la vertu de la télévision découlent largement de la rencontre de l’image et du son. C’est d’ailleurs à réfléchir à leur dialectique qu’il faut entraîner les élèves et les étudiants, à tous les niveaux, quand on les forme, effort civique essentiel, à considérer d’un œil critique ce que leur offre le petit écran.

La BNF, conservatoire du livre, devient de plus en plus la vitrine de la photographie, y compris de la photo de presse, avec de plus en plus d’expositions. C’est délibéré ?

C’est très déterminé de ma part, à partir de cette conviction, à propos des médias, qu’il ne faut pas opposer l’écrit et l’image mais favoriser une façon littéraire, esthétique et civique de regarder les photos, une façon sensible qui se fonde sur une culture. Et puis je crois, dans ce domaine comme dans d’autres, que, sans être insensibles à la demande, les institutions publiques doivent conduire aussi une politique de l’offre, qui permet l’éclosion des œuvres de l’avenir. Le public ne peut pas savoir qu’il aimera telle ou telle chose tant qu’on ne les lui a pas proposées.

Finalement, entre le mot et l’image, est-ce qu’on n’est pas un peu dans la situation de ces artistes du XVIIIe siècle qui se disputaient pour savoir quoi, de la musique ou de la poésie, était le mieux à même d’exprimer l’âme humaine, pour finalement convenir qu’elles ne le faisaient jamais mieux qu’ensemble dans le théâtre lyrique ?

Certes. Et c’est bien ainsi. C’est pourquoi, comme citoyen, comme homme politique, comme responsable d’institution culturelle, chaque fois que j’en ai trouvé l’occasion, j’ai eu l’ambition de servir la capacité de mieux décrypter le son et l’image. C’est pour cela que je me suis battu, depuis 25 ans, pour que l’on forme les maîtres et les étudiants à l’étude critique de la télévision. Comme nous avons appris sur les bancs de l’école et de l’université à pratiquer l’exercice fondamental, essentiel, de l’explication de texte, on doit développer l’explication d’image, avec le même genre de règles et de rigueur.

Oui, l’image, si l’on apprend à s’en saisir intelligemment, est un magnifique instrument d’information. Il y a quelque chose de naïf, pour ne pas dire de sot, à se lamenter sur le thème : « Regardez nos campagnes où la télévision est venue tuer les veillées ! » Qu’est-ce que c’est que cette histoire de veillées où la belle-mère et la bru se haïssaient de chaque côté du feu parce qu’elles étaient affreusement obligées de vivre ensemble dans un espace confiné !

La France est un vieux pays démocratique, en réalité fort capable de regarder les choses avec un esprit critique. Il faut seulement l’y aider, quand on a choisi le beau métier de médiateur. Cela suppose qu’on s’y soit préparé soi-même avec acharnement, en grande curiosité de l’histoire et de la géopolitique.

Nous n’avons pas parlé de l’Internet qui joue pourtant un rôle croissant dans les échanges d’information. Voyez-vous, en marge de l’information professionnelle structurée, le développement de « chats » et de « blogs » spontanés et incontrôlés, comme une contribution positive à la formation de l’opinion publique ?

Comme tous les médias, Internet peut charrier le pire et le meilleur, pardonnez-moi cette banalité. Nous avons vu récemment, à l’occasion de la campagne référendaire, quelle importance pouvait avoir la Toile pour cristalliser le comportement des électeurs. Comme historien, j’appelle souvent à ne pas exagérer l’inédit mais, en l’occurrence, je crois que nous assistons à une mutation essentielle plus importante que celle qu’ont représentée par rapport à la presse écrite, la radio d’abord, la télévision ensuite. Le péril naît de l’absence de validation élémentaire de ce qui court sur le web, d’où le champ libre offert aux affirmations aventurées, aux rumeurs, à la diffamation. Paradoxalement, dans un monde de grande liberté, pour ne pas dire libertaire, on risque de retrouver certains effets malheureux de la censure en temps de guerre qui provoquent des phénomènes compensatoires incontrôlables. Cela dit, ne soyons pas grognons ou scrogneugneux, la Toile apporte aussi beaucoup de possibilités merveilleuses à tous ceux qui, de plus en plus nombreux, y accèdent. Simplement il va falloir que tous les citoyens et, au premier rang, les médiateurs de l’opinion, journalistes, enseignants, libraires, intellectuels, réfléchissent avec ardeur, dans un proche avenir, au moyen de refouler ses périls pour un fonctionnement serein de la démocratie, tout en en valorisant les avantages, qui sont éclatants.