Le grand reportage : lustre, défis et pérennité

Préface pour « Le Monde », 20 000e numéro.

La scène se passe en Sibérie. Les armées russes et tartares s’affrontent. Dans un bureau du télégraphe, perdu au milieu de la plaine, deux journalistes se disputent la ligne unique qui les relie au monde extérieur et à leur rédaction: il s’agit de dicter en direct un récit de la bataille.

Pour occuper le fil, l’Anglais, Harry Blount, récite des versets de la Bible, le Français, Alcide Jolivet, des chansons de Béranger. La rivalité prend fin lorsqu’un obus touche la bâtisse et que les Tartares l’envahissent. Blount est blessé et Jolivet, oubliant leur querelle, le secourt avec panache. Pour la suite, reportez-vous, dans vos greniers à la bonne vieille collection Hetzel, enrichie de gravures et reliée de rouge et d’or.

Quoi de mieux, en vérité, en ouverture à ces pages, que le Michel Strogoff  de Jules Verne ? « Il va sans dire, écrit celui-ci, que ces deux hommes étaient passionnés par leur mission en ce monde, qu’ils aimaient à se lancer comme des furets sur la piste des nouvelles les plus inattendues, que rien ne les effrayait ni ne les rebutait pour réussir, qu’ils possédaient l’imperturbable sang-froid et la réelle bravoure des gens du métier. Vrais jockeys de ce steeple-chase, de cette chasse à l’information, ils enjambaient les haies, ils franchissaient les rivières, ils sautaient les banquettes avec l’ardeur incomparable de ces coureurs pur-sang, qui veulent arriver “bons premiers” ou mourir ! »

Ainsi se dessinent sous la plume de Jules Verne les composantes du prestige grandissant du reporter: un donquichottisme parfois hâbleur, mais si séduisant; la quête ardente du scoop, qui crée, parmi les reporters chassant en bande,  un esprit de compétition acharné, compatible d’ailleurs avec l’orgueil de se considérer solidairement comme des seigneurs ; sans compter le courage physique, qu’on admire.

Il ne manque même pas les préoccupations morales. Dans la fiction, les envoyés spéciaux qui ont peuplé notre imagination enfantine, depuis le Rouletabille de Gaston Leroux jusqu’au Tintin de Hergé, ne sont-ils pas toujours des paladins du bien contre le mal ?

Topique est le cas, bien réel celui-ci, du correspondant du Times lors de la guerre qui opposa les Anglais et les Français aux Russes, en Crimée, entre 1854 et 1856. Ce journal dépêcha sur le front William Howard Russell, Irlandais acerbe et lucide, habile à faire parler, verre à la main, les soldats de la base :  vingt-deux mois durant, il jeta une lumière crue sur les déficiences du commandement, le mauvais entretien des armes et l’état déplorable des services de santé. Le retentissement de ses articles fut tel qu’ils contribuèrent à la chute du gouvernement de Londres. On comprend que le ministre de la Guerre ait exprimé publiquement son regret que ce mauvais citoyen n’ait pas été lynché sur place par des soldats exaspérés…

La guerre est essentielle dans l’essor du reportage au long cours. Elle impose une négociation, âpre et jamais close, entre les journalistes et les généraux. Nous avons en mémoire les débats que les récents conflits du Golfe ont provoqués dans les salles de rédaction, quant aux avantages comparés, pour la pertinence des reportages, de la proximité et de la distance par rapport aux autorités militaires : vaut-il mieux faire cavalier seul, au risque d’être refoulé loin du front, ou bien accepter d’être embrigadé, « embedded », en proximité des combats, mais sous le contrôle de deux ou trois officiers spécialisés dans le communication ? Variante moderne de la fable du chien et du loup.

Durant les guerres coloniales britanniques, à la fin du XIXe siècle, le maréchal Wolesley, qui commanda en Inde, au Soudan et en Afrique du sud, expliqua que le correspondant de guerre était la malédiction (curse) des armées modernes. D’autres le pensèrent, parmi ses pairs, entre 1914 et 1918. Dans sa biographie d’Albert Londres, Pierre Assouline reproduit ce mot d’un général rencontrant des reporters sur le front: « Je sais, messieurs, que les gens de votre métier sont régulièrement là où ils ne devraient pas être ». Puis, après un temps : « C’est d’ailleurs pourquoi nous lisons les journaux… »

La gloire d’Albert Londres s’établit alors, jusqu’à en faire un archétype idéalisé, en surplomb de la pléiade de ses confrères renommés, les Jules Huret, Jacques Dhur, Henri Béraud (qui inventa, pour dénommer son métier, la jolie formule du « flâneur salarié »)  Edouard Helsey, Joseph Kessel, Andrée Viollis et tant d’autres. Le prix qui couronne chaque année depuis l’entre-deux-guerres les reporters les plus valeureux porte son nom et perpétue sa mémoire. Le plus fameux de ses articles, qui l’installa d’un coup dans sa gloire, raconte le bombardement de la cathédrale de Reims par les Allemands, en 1914 : il n’avait pas demandé la permission de s’en approcher…

La suite de la  carrière d’Albert Londres, toujours emblématique, est marquée, après la fin de la guerre, par l’éclat de plusieurs croisades : le « flâneur salarié » devient redresseur de torts – à propos des asiles de fous, de la traite des blanches, de l’exploitation des noirs en Afrique. Son combat le plus célèbre concerne le bagne de Cayenne : il provoqua  la prise de conscience qui devait aboutir, plus tard, à sa suppression définitive. Et comme pour assurer la perpétuation d’une légende, il périt, en 1932, au retour d’une visite ambiguë en Chine, au large d’Aden, dans l’incendie de son navire, d’une manière assez mystérieuse pour qu’elle ait toujours, depuis lors, fait rêver.

Comme le dit, à propos d’Albert Londres précisément, Jean Lacouture, l’une des étoiles du recueil qu’on va lire, il faut, pour faire un bon reportage, « l’alliage constant de la générosité du cœur,  de l’acuité du regard, du chant de la phrase ou de l’éclat (parfois clinquant) de la formule ». Les bons sentiments ne suffisent pas, en effet. Il faut l’art de dire, à la rencontre d’un style et du bonheur de raconter. L’art du portrait et de sa place. L’art de faire surgir les sons, les couleurs, les odeurs. L’art du mot juste, l’art des ellipses et des ruptures de ton. L’art du coup d’archet et du point d’orgue. L’art du suspens et l’art de la chute.

Le genre du reportage littéraire, en vogue dans l’entre-deux guerres –Paul Morand, Jean Cocteau, Georges Duhamel, André Gide, Antoine de Saint-Exupéry, bien d’autres- a contribué jadis à tirer toute une profession vers le haut, malgré quelques embellissements et trucages de la réalité. « Que vous importe si j’ai pris le Transsibérien ou non, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ? » répondait Blaise Cendrars à ceux qui doutaient de la véracité de son récit.

Les grands reporters s’accommodèrent assez aisément du surgissement de la photographie à la première page des journaux. Les « photoreporters » ont même ajouté à la légende du métier, dans la lignée des Capa, Depardon, Nachtwey, dont les aventures et la personnalité semblent confondues avec celles des correspondants de guerre. « Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près » aimait à dire Robert Capa –qui un jour paya de sa vie d’avoir été « trop près »…

 La rivalité de la radio, accentuée à la fin des années cinquante par l’invention du poste à transistor, fut un aiguillon plus vif, surtout pour les journalistes des rédactions– notamment ceux des feuilles parisiennes à grand tirage dont on criait naguère les éditions successives sur les boulevards : car pour les reportages au long cours, les nouvelles résumées sur les ondes fouettaient l’envie de les lire plutôt qu’ils n’en détournaient. Pour preuve, le France soir des années 1960, qui tirait à un million d’exemplaires et qui consacrait six à huit pages aux questions internationales. Le grand reportage était synonyme de rêve et d’effroi, de frissons et d’aventures humaines, racontées à la manière d’Henri de Turenne, Philippe Labro ou Lucien Bodard, qui définissait ainsi sa méthode peu orthodoxe : « Je pars toujours de faits réels et, à partir de là, j’écris les choses comme je les ressens. »

Avec la télévision, la menace parut plus brutale, la concurrence plus dangereuse, et l’on peut dater du succès, sur le petit écran, du magazine mensuel « Cinq colonnes à la une », dans les années soixante, le début d’une ère nouvelle. Son principal producteur, Pierre Lazareff, était aussi le puissant patron de France soir. Se passa-t-il le relais à lui-même ? En tous les cas, le reportage épique, façon Paris Presse ou France Soir se fit plus rare, avant de disparaître tout à fait.

Venu des Etats-Unis, le « nouveau journalisme », né vers le milieu des années soixante à la frontière du roman et du reportage, attira, en revanche, les regards. Les noms sont connus et prestigieux : Truman Capote, Norman Mailer, Tom Wolfe, qui s’est fait le théoricien de cette école. Ils publiaient dans le New Yorker, Esquire, Rolling Stone, ou Atlantic Monthly des articles approfondis, engagés, proches du réalisme social d’un Zola ou d’un Dickens, et rédigés selon une subjectivité assumée. « C’est toujours, en définitive, disaient-ils en reprenant une formule de Thoreau, la première personne qui parle »…

Le Monde, pour sa part, se méfiait du « je » comme de la peste, même si Jean Lacouture ou Jean-Claude Guillebaud, entre autres, surent prendre souvent leur liberté par rapport aux règles qu’imposait l’austérité d’Hubert Beuve-Méry. Ce sont Libération et Actuel qui portèrent le flambeau de ce nouveau journalisme en France, excessif souvent, mais vif et généreux. Le travail impressionnant de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi au Rwanda constitue comme un apogée.
 
[En Italie et en Allemagne (puisqu’il publiait dans les journaux des deux pays), un personnage haut en couleurs, Tiziano Terzani –encore méconnu en France- marqua, parmi d’autres figures, les esprits. Correspondant en Asie, Terzani fut impressionné par la prédiction d’un devin qui lui annonça sa mort s’il prenait l’avion pendant l’année 1993. Il couvrit alors tous les événements en se déplaçant par camion, bateau ou même à pied, arrivant après la bataille, mais avec une moisson d’impressions qui firent sensation. Terzani avait retrouvé avec « la vie au ras du sol » la pleine force d’un genre en somme insubmersible.]

Au déclin de la guerre froide, une aventure de presse anglo-saxonne a témoigné aussi, contre les esprits chagrins, d’une vitalité durable. Au début des années 1980 un jeune Américain, Bill Buford, prit la direction d’une revue anglaise prestigieuse et confidentielle, Granta qui, publiée à Cambridge,  remontait au XIXe siècle et vendait alors moins de 2000 exemplaires. Il en ouvrit les colonnes à tout ce que le Royaume-Uni comptait de jeunes écrivains issus du Commonwealth, de Salman Rushdie à Hanif Kureishi et Naipaul, tous prêts à se faire journalistes intrépides. Le succès fut au rendez-vous, avec un tirage multiplié par dix. Et cet exemple n’est pas étranger au lancement récent, en France, de XXI, un trimestriel qui relève le défi d’une continuité par rapport à tous les prestigieux précédents: ampleur  des textes, talents de plume, regards lucides.

Certes, les dernières années ont vu une raréfaction du grand reportage dans les colonnes de la plupart des journaux : trop cher, à contre-courant du flux des dépêches et des émotions immédiates qui dominent l’information numérique. Et pourtant il reste goûté des lecteurs, comme s’il était un contrepoint nécessaire à la frénésie des informations et au vertige de la profusion. La Toile est utilisée par les médias d’abord pour son immédiateté -mais sa mémoire étant infinie, elle peut aussi proposer demain un accès durable à des textes qui seraient sans elle volatiles.

Ce livre, je n’en doute pas, servira le même excellent dessein et honorera la même fidélité. En illustrant une certaine idée, haute, du journalisme, loin du clinquant et du superficiel, il contribuera à lui assurer, à sa manière, dans les esprits et dans les cœurs, une bienheureuse pérennité.

Jean-Noël Jeanneney