La faute à Clemenceau ?

La faute à Clemenceau ?

Clemenceau, l’impétueux, le vaillant, l’insubmersible, fut exempt du narcissisme naturel qui pousse d’ordinaire les grands fauves de la politique, à se charger eux-mêmes de raconter leur histoire, à toutes fins utiles (et parfois futiles…). Jusqu’à l’extrême fin de sa vieillesse, il resta tourné vers l’avenir, ses nouvelles amours, son souci de soutenir Claude Monet et d’installer ses Nymphéas à l’Orangerie, ses voyages dans des terres lointaines, sa volonté d’apprendre encore et toujours – et par là détourné d’écrire des mémoires pour lesquels les éditeurs, notamment américains, lui offraient un pont d’or.

Rien de plus éclairant qu’une comparaison avec un autre géant du dernier siècle, qui manifesta souvent à la figure du Tigre gratitude et admiration, et dont la culture historique eut une semblable amplitude, je veux dire Charles de Gaulle. Lui ne cessa pas de resituer, à mesure de sa marche, les péripéties de celle-ci dans la longue durée d’un passé sans cesse convoqué et parfois redressé pour que la nouveauté s’y insérât comme naturellement. Sa première préoccupation, quand il quitta par deux fois le pouvoir, fut de rassembler ses archives et ses écrits pour en perpétuer la trace et de rédiger des mémoires destinés à assurer sa place dans l’Histoire, au plus près de sa propre lecture. Après le 27 avril 1969, il considéra que son destin étant clos, il ne pouvait « y avoir  de gaullisme sans de Gaulle » et qu’il lui fallait donc éviter de se commettre, lui et sa légende, avec les événements du moment. Silence sur l’actualité, littérature pour l’Histoire.

Clemenceau, tout au contraire, entrant dans une retraite altière après son échec à la présidence de la République, à la fin de 1919, n’a rien de plus pressé que de brûler l’essentiel de ses papiers personnels. Il ne se refuse pas, quand le chagrin ou la colère l’étreignent, de fustiger se successeurs et même de traverser l’Atlantique pour aller, sans mandat officiel, dire aux Américains, ses amis, pourquoi ils devraient traiter différemment la France. S’il écrit sans relâche, c’est afin de bâtir un livre énorme, lourd de plus de mille pages, qu’il intitule Au Soir de la pensée et où il ramasse ses réflexions sur l’homme perdu dans l’immensité de l’univers. Quand il se décide finalement à rédiger quelque chose sur les choix du traité de Versailles de 1919 dont il fut le négociateur français, ce n’est pas un mémorialiste qui s’anime ; c’est le polémiste qui répond avec panache et indignation à une attaque posthume du Maréchal Foch, qui l’a blessé. Grandeurs et misères d’une victoire, le livre qui en résulte et qui ne sera publié qu’après sa mort, est mu par cette réaction vitale et parfois brouillonne, nullement par le désir de fixer une interprétation d’ensemble qui lui permette de s’installer en majesté dans les manuels à venir  -car peu lui chaut.

Qui, de De Gaulle ou de lui, dans ces comportements radicalement opposés, montrait l’orgueil le plus dominateur,  la pesée en est difficile. Ne cherchons  pas là, au demeurant, la clé unique d’une différence de traitement par les générations suivantes, évidemment plus favorable à de Gaulle. Même si ce dernier avait marqué hautement qu’à ses yeux il était inconcevable que son souvenir fût monopolisé par un groupe, un parti, un clan, plusieurs familles politiques et spirituelles étaient vouées à l’entretenir avec une fidélité spécifique. Aussi bien sa carrière avait été telle que, selon une formule fameuse, tout le monde (ou presque) avait été, était ou serait gaulliste. Pour Clemenceau, il en allait autrement.

Tout le camp de « la réaction cléricale », comme on disait en son temps, tous ceux qui, venant de l’idéologie contre-révolutionnaire, ne s’étaient ralliés que récemment et parfois du bout des lèvres à la République héritière de 1789 et 1793 continuèrent ou recommencèrent, une fois dissipé l’unanimisme de la Victoire, à le considérer, lui et son action, avec au mieux de la méfiance, au pis de la hargne.

Quant à la gauche, dont il avait été un combattant si fervent, depuis l’amnistie des communards jusqu’à la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, en passant par sa croisade pour Dreyfus et par sa défense inlassable de tous les délaissés du sort et écrasés de l’industrie, elle se détacha de lui. Elle lui faisait grief d’avoir fait respecter l’ordre républicain contre plusieurs mouvements quasi insurrectionnels,  lors de son premier gouvernement, en 1906-1909. Elle se reprochait à elle-même de l’avoir accepté comme chef inflexible, lors du second, en 1917-18 et nourrissait parfois la nostalgie d’une paix blanche, oubliant que celle-ci était alors, après tant de souffrances, inconcevable. Enfin il se trouva qu’à partir de l’entre-deux-guerres, prévalut, contre son individualisme irréductible, un socialisme qui privilégiait le collectif, et contre lequel, tout en honorant ses générosités, il avait rompu bien des lances, en particulier dans ses affrontements, à la tribune, avec Jaurès.

Clemenceau n’eut pas d’indulgence, de surcroît, pour le bolchevisme qui triomphait à l’est, soutenant les armées des Russes blancs, ce qui était voué à le discréditer dans le champ de l’historiographie communiste, tant que celle-ci vivrait.

Seulement voilà : depuis l’effondrement des régimes qui osaient s’intituler démocraties populaires, les pères fondateurs de la Troisième République, les Gambetta, les Jules Ferry, les Waldeck-Rousseau, les Léon Bourgeois, ont retrouvé un lustre perdu. Eux, sans croire à un nirvana futur où s’accompliraient, comme par miracle et à jamais, une démocratie absolue et une égalité sociale parfaite, se sont battus pour que les réformes bousculent les obscurantismes et allègent les multiples douleurs provoquées par la Révolution industrielle. Clemenceau a sa place, au premier rang, parmi ces grands ancêtres, au cœur de la gauche, dont il doit rejoindre le Panthéon.

Reste cependant, pour sa mémoire, un ultime obstacle à surmonter : le reproche d’avoir gâché la Victoire, à Versailles. Selon deux chefs d’accusation principaux (si on laisse de côté les questions secondaires), qui sont l’un et l’autre indus.

Celui d’abord d’avoir démantelé l’Empire austro-hongrois, facteur de stabilité en Europe centrale. Imagine-t-on un instant que le Tigre ait pu résister au principe de l’autodétermination des peuples, fils de notre Grande Révolution, porté par le printemps de 1848, écrasé après lui, à présent défendu par Wilson, président des Etats-Unis ? Cela n’était concevable ni moralement ni politiquement.

Le second reproche concerne le traitement trop dur que Clemenceau aurait imposé à l’Allemagne. Qu’il se méfiât intensément de celle-ci, certes, et sa génération avait quelques raisons pour cela. Mais la majorité de la gauche qui crut ensuite, non sans prémonition, qu’on pouvait jouer la réconciliation dans le cadre de la Société des nations, qui fit reproche au Tigre de n’y avoir pas cru et qui du coup le raya de la liste de ses références et de ses admirations, n’a pas pris en compte une donnée capitale: c’est Clemenceau qui a joué un rôle décisif pour résister à ceux qui réclamaient haut et fort –tels Poincaré et Foch, précisément- que l’on détachât la rive gauche du Rhin de l’Allemagne pour en faire un protectorat français, au risque de créer une Alsace-Lorraine à l’envers, gage assuré d’affrontements futurs.

Or, voici qu’après un siècle, ou presque, émerge une vérité. La manière dont la France gâcha les chances d’installer une paix durable ne fut pas, pour l’essentiel, l’effet de Versailles. Elle tint, pour ce qui dépendit d’elle, aux contradictions d’une politique étrangère qui, dans les années 20, ne sut pas choisir entre la coercition et la confiance, zigzaguant de l’une à l’autre, incarnée d’un côté par l’occupation de la Ruhr voulue par Poincaré et de l’autre par la main tendue à la République de Weimar à l’initiative de Briand. Ainsi avons-nous perdu, hélas, sur les deux tableaux.

La faute à Clemenceau ? Allons donc !

Jean-Noël Jeanneney