Histoire de Moncley

Préface

Pourfendons d’emblée une idée malvenue et la condescendance qu’elle implique: un ouvrage tel que celui-ci ne serait destiné à piquer la curiosité et à susciter l’adhésion que parmi le public étroit du village dont il s’agit, de son proche environnement et, peut-être, dans le meilleur des cas, de la région au cœur de laquelle on le trouve. Or, il n’est rien de plus indu, rien de plus injuste.

Assurément, la proximité d’un patriotisme local dirigera vers ces pages des lecteurs vivant sur place ou qui y ont passé une part de leur vie. J’écris depuis la Haute-Saône toute voisine, en témoin dont l’adolescence a parcouru, pour son bonheur, ces paysages à bicyclette et descendu en canoë l’Ognon qui baigne Moncley. Cette partie de la Franche-Comté a peut-être, aux yeux des autres régions, moins de prestige et de notoriété que le Jura, la Bourgogne ou la Lorraine voisine. Mais je peux témoigner de l’attachement de ses habitants à leur « pays », leur fière défense de ses charmes, leur goût d’y revenir quand les en ont éloignés pour un temps les aléas de la vie. Nul doute que le beau livre de Pierre Kerleroux, qui est lui-même enraciné dans ces lieux, va y faire naître beaucoup de gratitude pour la restitution qu’il propose d’un décor aimable et d’un destin collectif.  

Certes. Mais la force et l’attrait de l’ouvrage, on le découvrira dès les premières pages, dépassent grandement les dimensions d’une étude d’érudition locale et devraient élargir de beaucoup son audience: la spécificité de cette communauté, telle qu’elle s’est définie d’âge en âge, ce qu’elle peut avoir d’unique, comme il advient de tout itinéraire, individuel ou collectif, n’empêche pas qu’elle parle pour bien d’autres. Et l’entrelacs qu’on y observe perpétuellement entre les  événements qu’a vécus la France toute entière et l’originalité du devenir d’un de ses villages permet un éclairage stimulant sur notre passé national considéré dans son ensemble.  

Voyez l’alternance des secousses dramatiques et des époques paisibles –et du coup prospères. La proximité de la mémoire fait songer d’abord à la dernière guerre mondiale, permettant de constater que Moncley a échappé au pire des déchirements intestins, ou à la Grande Guerre, dont les effroyables douleurs n’ont pas cessé de laisser derrière elles leurs cicatrices purulentes. Mais on sera aussi sensible, à plus longue distance, à une barbarie aujourd’hui méconnue : celle de la « Guerre de dix ans » qui, au tournant des années 1630 et 1640, a ravagé la contrée de fond en comble, mis à bas les églises et les châteaux, martyrisé les populations et provoqué une chute dramatique de la démographie. Le contraste est violent avec un XVIIIe siècle où, sous l’autorité de l’intendant basé à Besançon, renaît partout un bonheur de vivre qui explique peut-être que les turbulences de la Révolution aient été moins graves à Moncley qu’ailleurs et que le village et son alentour aient connu des affrontements moins sanglants : plusieurs acteurs sages y ont, sur place, contribué. 

C’est d’ailleurs un autre sujet de réflexion, qui dépasse largement, lui aussi, les dimensions d’une monographie, que le rôle, dans cette aventure longue d’un millénaire, des personnalités les plus vigoureuses. Sous le regard tout à la fois distancié et affectueux de l’auteur, depuis le cœur du Moyen-Age jusqu’à nos jours, ce défilé d’hommes et de femmes attachés à la prospérité de Moncley rappelle ce que, à cette hauteur municipale comme à d’autres, le poids des forces profondes laisse de latitude à l’entregent, au courage –et parfois à la perversité- de quelques-uns. Bonne leçon ! 

Je parle des forces profondes… Plus encore que de la succession des régimes, il s’agit de l’évolution des techniques, dont les effets se lisent de façon intense dans les successifs équilibres économiques et sociaux : depuis les modes renouvelés de la traction animale jusqu’à la domination écrasante de l’automobile, en passant par l’essor et le déclin des forges, par les heurs et malheurs de la circulation fluviale, par la domination du chemin de fer à desserte locale jusqu’aux trains à grande vitesse, sans compter, pour finir, Internet qui bouleverse la géographie concrète du travail.  

Accélération de l’Histoire ? C’est souvent une illusion. Mais on ne peut qu’être frappé, en l’occurrence, par la brutalité du changement qui, en quelques décennies, a fait passer Moncley du modèle d’une agriculture modernisée à celui d’une « rurbanisation » qui eut paru stupéfiante à nos grands-parents dans leur jeunesse. Et cependant on verra que cette formidable mutation laisse intacts la plupart des motifs qui fondent la fidélité de nos compatriotes de Moncley envers un mode de vie qu’ils éprouvent comme les protégeant (combien ils y tiennent !) contre les brutalités et les miasmes de la grande ville. 

Qu’on me permette pour finir un mot personnel : j’aurais voulu que mon père, Jean-Marcel Jeanneney, disparu en 2010 dans sa centième année, ait eu le temps de lire cet ouvrage et de le rapprocher de celui qu’il venait tout juste de consacrer à notre propre bourg de Rioz, tout près de Moncley : hommage parallèle à la vitalité de la démocratie au village, au rôle en somme positif de l’Etat et de ses représentants sur place, depuis les intendants jusqu’aux préfets, et à la vitalité des communes qui préservent inflexiblement leur originalité, communautés que l’Histoire a forgées et que la détermination de ses habitants est seule à même de perpétuer. 

Jean-Noël Jeanneney