Faut-il un secteur public sur la toile?

Faut-il un domaine public dans le champ du numérique culturel et médiatique?

Assurément! Et ne me dites pas que surnagent dans la seule France dite colbertiste de vieux restes en forme de buttes-témoins de modes d’organisation des sociétés que la modernité auraient ratiboisés. Il s’agit d’avenir, et du monde entier. Un signe parmi bien d’autres, qui m’a forcément frappé : plaidant, depuis la BNF, à partir de 2005, pour une bibliothèque numérique européenne qui fonde son efficacité sur l’expérience, sur la sagesse, sur l’autorité intellectuelle et civique d’institutions publiques en face de Google fonctionnant (actuellement, car cette entreprise  est née de subsides universitaires) sur le seul profit commercial grâce à la publicité, j’ai suscité un écho bien au-delà de nos frontières, tout autour de la planète, dont je demeure sidéré. Je pouvais craindre de n’agir, devant des forces si puissantes, que pour la beauté du geste. Il s’agit à présent de tout autre chose. Mon petit livre de combat est déjà traduit en allemand, en arabe, en chinois, en espagnol, en japonais, en portugais, et aussi aux Etats-Unis ou on l’offre déjà en édition de poche. L’intérêt se manifeste partout quant au rôle possible et nécessaire de l’Etat dans le monde vertigineux auquel nous accédons. Européana (c’est le titre que j’avais choisi pour notre projet et qui est adopté) va exister, puissamment, et elle aura des sœurs autour de la planète. Rien d’un caprice gaulois, comme vous voyez. Ne voyez pas là Astérix contre les hordes numériques…

Mais une centralisation jacobine n’est-elle pas antagoniste avec le génie de la Toile, dont l’essor est fondé sur le contraire : la prolifération des réseaux ?

Ce serait vrai s’il s’agissait de ce schéma! Mais non. En l’occurrence il faut être girondin. Pas question de revenir à un centre unique. L’objectif est d’intervenir dans le jeu en concurrence et en complémentarité avec la profusion infinie des initiatives individuelles, qu’elles soient désintéressées ou non. Dans ce champ comme ailleurs l’énergie de celles-ci ne donnera pas automatiquement, dans l’ordre culturel, le meilleur des mondes possibles. La problématique de Wikipédia se retrouve ici : projet vaillant et sympathique et pourtant dangereux s’il est abandonné à sa seule spontanéité. Ma conviction est que si l’on rappelle les quelques finalités simples qu’il faut poser : diversité et dynamisme de la création, organisation du vrac au profit des esprits les moins formés, validation scientifique du sérieux aux dépens de mensonger ou du  farfelu, diffusion maximale auprès de tous les publics potentiels, chez soi et ailleurs autour du monde, on rejoint vite l’évidence que la présence dans le jeu d’instances vivant de ressources collectives –budgétaires mais aussi de fondations à fiscalité favorisée- permettra d’exhausser l’ensemble du système.

Continuité ou rupture avec le monde antérieur ?

Continuité, en dépit des formidables changements que porte Internet. Le précédent de l’audiovisuel, radio et télévision, est instructif : il est, en Europe, tiré vers le haut par la pratique du double secteur, public et privé. Ajoutez que sera mieux servi de la sorte le rythme du long terme contre les soucis immédiats qui sont ceux du marché. Je ne pense pas seulement à la question capitale de la pérennité des données au-delà de la mutation accélérée des supports. Songeons aussi que dans le domaine culturel l’obsession d’un retour rapide d’investissement qu’implique le capitalisme s’il règne seul favorisera toujours, dans l’ensemble, les Da Vinci code contre Stendhal en attente des happy few – non sans grave dommage.

Donc, vive l’Etat ?

Eh oui, dès lors qu’il aura été contraint de comprendre à la fois –et en réalité c’est déjà fait- que tout monopole à son profit serait absurde et délétère et qu’il lui revient de s’organiser selon les principes d’une saine déconcentration de ses décisions et de ses choix. Mais le ravaler à sa seule responsabilité de régulateur du jeu (une tâche dont on connaît d’ailleurs les difficultés, à hauteur nationale surtout), ce serait priver le monde des internautes d’un atout précieux. Je pense que les générations à venir, revenues d’un « libertarisme » à tout crin, ne nous le pardonneraient pas.

Jean-Noël Jeanneney

In Xavier Greffe et Nathalie Sonnac, Web culture, Création, contenus, économie numérique, Dalloz, 2008.